Épisode 0 : Nouvelles sur le sentier de l’anthropologie clinique

Mais au fait, c’est quoi l’anthropologie clinique ? L’anthropologie clinique est un projet, un cadre épistémologique, une démarche, en élaboration. Ses fondements et justifications théoriques sont publiés en deux parties dans la revue Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences (PSN). Mais en attendant de lire ces deux articles, rien ne nous empêche de prendre les chemins de traverse pour commencer à y comprendre un peu quelque chose.

Saluons la récente mise en ligne sur l’espace d’échange du site IDRES de l’article de Nicolas Duruz : « De l’éclectisme à la pensée d’école en psychothérapie : la voie de l’anthropologie clinique »[1].

Cet article n’est pas seulement un éclaircissement sur la visée et l’horizon de l’anthropologie clinique, dénomination qui n’est « pas encore une appellation contrôlée ! », selon l’expression de l’auteur ; il ne se contente pas non plus de rappeler de façon précise et concise les courants philosophiques, épistémologiques et cliniques qui, par leur questionnement et la façon particulière de problématiser la clinique, laissent à notre disposition des matériaux pour construire une anthropologie clinique : Nicolas Duruz, trace des contours méthodologiques en suggérant plusieurs pistes concrètes de travail.

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Nicolas Duruz est professeur honoraire à l’institut de psychologie de la faculté des sciences sociales et politiques de l’université de Lausanne. Auteur de nombreux articles et ouvrages, il développe depuis plus d’une trentaine d’années une réflexion sur la psychothérapie envisagée comme processus humain singulier et comme dispositif social.

« Ce texte est une prise de position claire face à la pluralité des pratiques psychothérapeutiques » et au problème majeur que posent au citoyen et au patient les positions éclectiques ou dogmatiques liées à « la pensée d’école ». Nicolas Duruz démontre en quoi « la voie de l’anthropologie clinique » qu’il présente ici dans des visées pratiques, épistémologiques et herméneutiques, constitue une alternative aux impasses de la situation actuelle.

Situation actuelle qui se caractérise, selon moi, par la multiplication de propositions de thérapies segmentaires et fonctionnelles sur fond de guerres ethniques d’écoles, dans un contexte où l’industrie pharmaceutique influence de façon outrancière et pernicieuse le discours clinique. Ces trois éléments essentiels du débat qui m’ont poussé sur le sentier de l’anthropologie clinique se retrouvent dans le travail de Nicolas Duruz qui nous apporte ici de quoi soutenir notre marche.

D’emblée, il propose de dégager un premier noyau de signification pour définir l’anthropologie clinique, qui « au plus près de son étymologie » pourrait se comprendre comme « pensée sur la pratique du soin auprès de l’homme souffrant ». Cette définition permet d’approcher les contours d’une première délimitation d’un objet concernant un champ de pratiques spécifiques (le soin) qui s’adressent à une condition particulière de l’homme (en souffrance). Le rapport étroit que la psychopathologie entretient comme discours avec la clinique envisagée comme champ de la science psychologique me semble pleinement inscrit dans cette définition. Et si on entend par « pensée », logos, nous pourrions penser l’anthropologie clinique comme discours sur les pratiques de soin de l’homme qui souffre. Un logos sur des pratiques d’un anthropo-pathos autrement dit.

L’anthropologie est une discipline scientifique qui, pour produire des connaissances — un logos sur anthropos — a construit au fil du temps des concepts et des méthodes qui lui sont propres. La production d’une « pensée sur la pratique du soin » peut-elle se passer de ces apports ? Ce n’est pas le postulat de Nicolas Duruz qui pose que pour atteindre ses objectifs, l’anthropologie clinique s’appuie « tout particulièrement sur les apports de l’anthropologie culturelle et sociale et même de l’anthropologie politique ».

Cette définition que nous propose Nicolas Duruz ouvre, à mon avis, à une double perspective pour l’anthropologie clinique que je formulerais ainsi : construire une « anthropologie de la clinique » et une « clinique de l’humain ». Deux axes où se déploient de multiples coordonnées qui déterminent le champ de l’anthropologie clinique. Deux constructions en dialogue, ou plutôt, l’anthropologie clinique comme construction mutuelle de chacun de ces axes et co-construction à partir de ceux-ci.

L’auteur parle de trois objectifs poursuivis par l’anthropologie clinique. Pour lui, il s’agit de proposer une réflexion fondamentale « à l’intérieur de la psychiatrie et de la psychologie clinique », d’abord sur « la pratique des soins » (clinique), ensuite sur « la construction et la limite des modèles utilisés » (épistémologique), enfin sur « l’articulation possible entre ces différents modèles » (herméneutique).

Du point de vue pratique, dans la lignée de Jacques Schotte, Nicolas Duruz rappelle que « l’anthropologie clinique insiste sur la nécessité d’une clinique de l’humain concret et singulier, en situation, toute différente d’une clinique des fonctions […] ». Car il s’agit de retourner à une clinique de « l’homme en mal d’hominisation », en gardant à l’esprit que « diagnostic » et « traitement » ne sont que des « moments d’objectivation et de clarification scientifiques dans un processus plus englobant et directement humain, où sont engagées l’expérience de la souffrance du patient et l’expérience de sa rencontre avec le soignant ».

Dans une visée épistémologique, il s’agit de s’intéresser « aux diverses conceptions de l’être humain engagées dans les soins psychiques […] ». Car, s’il ne s’agit pas de mener un travail clinique sans modèle, en tant que celui-ci fournit une indispensable méthode, « cela ne dispense pas […] de porter attention à la construction de ces modèles comme à la relation qu’entretient le psychothérapeute avec eux ».

Le dernier point qui concerne la visée herméneutique est à comprendre comme possibilité de transcription d’éléments cliniques dans différents modèles. Un exemple parmi une multitude : le travail nécessaire pour délimiter les zones de recouvrement et de non recouvrement entre le concept de contre-transfert en psychanalyse et celui de résonance en thérapie familiale systémique.

Je l’ai dit au début, Nicolas Duruz ne se contente pas au fil de son texte de contribuer grandement à la clarification de ce qu’est l’anthropologie clinique, il propose aussi une méthode pour la faire exister. Sans rentrer ici dans le détail de ces différentes propositions, il me semble utile d’en évoquer quelques-unes pour inviter le lecteur à se reporter directement à leur présentation dans le texte.

De manière générale la démarche prend appui sur la méthode issue de la phénoménologie qui « vise à suspendre, à mettre entre parenthèses, à jeter le doute (épochè) sur l’attitude « naturelle » que nous avons envers la réalité, attitude qui nous fait oublier que c’est à travers un regard spécifique sur elle qu’elle nous apparaît telle ». À partir de cette démarche, pour chaque méthode psychothérapeutique, il s’agira d’une part de rendre compte « selon des critères scientifiques de pertinences et de preuves » et d’autre part d’expliciter « l’épistémologie qu’elle engage (au sens batesonien), de manière à mettre en évidence les croyances et les valeurs spécifiques qui la sous tendent, et qui ne sont pas nécessairement partagées par d’autres méthodes ». Ce travail de clarification scientifique et épistémologique pourrait se faire par l’élaboration d’évaluations structurées par différents critères que l’auteur détaille dans son texte.

Mais Nicolas Duruz est bien conscient des limites d’une évaluation qui consisterait exclusivement à faire l’inventaire métathéorique de ses présupposés de façon autoréférencée. Nous retiendrons particulièrement cet apport de l’anthropologie clinique que propose l’auteur en suivant Gadamer et Ricoeur : un travail de clarification de sa méthode qui passe par la médiation de celle de l’autre. Ainsi, des groupes « d’épistémologie clinique » dont Nicolas Duruz explicite le format dans son texte, pourraient constituer un élément « appréciable » dans la démarche fondatrice de l’anthropologie clinique.

Ma formation en ethnologie, me fait souscrire sans réserve à son avis que « nous entrons là vraiment dans le domaine de l’anthropologie clinique, à visée comparative, qui a cette exigence que dès le moment où l’on s’intéresse à l’autre différent de soi, on se trouve transformé dans la compréhension de soi-même ».

Reste, le problème de « traduction » inhérent à l’échange entre cliniciens qui ne parlent pas tout à fait les mêmes langues. En effet, il est impossible lorsqu’un clinicien présente une situation clinique que son épistémologie et son corpus théorique, lui servant à appréhender la réalité, ne soient « embarqués » de façon inextricable dans l’exposé même de la situation. Si ceci est utile dans la démarche herméneutique d’articulation des modèles que l’on évoquait juste avant, il y a une limite à l’exercice épistémologique qui consiste à réfléchir de façon comparée sur des significations cliniques dont la forme est déjà informée par le modèle qui en fait la présentation. C’est ici que l’anthropologie et plus particulièrement la sémiotique pourrait contribuer activement au projet en proposant des dispositifs rigoureux pour accéder aux différents régimes de sens du « récit clinique ».

Ce texte de Nicolas Duruz vient à point nommé pour stimuler la marche sur le sentier, et proposer concrètement dès aujourd’hui la mise en place à Toulouse d’un « groupe d’épistémologie clinique » qui ne négligerait pas la rigueur qu’il convient d’apporter à la forme et à l’analyse de ces récits cliniques.

Serge Escots


[1] Paru dans Perspectives psychiatriques, 2009, vol 48, n° 2, pp. 194-200.