Épisode 9 : Schotte, Gagnepain et l’anthropologie clinique : proximités et différences — une réponse à commentaire

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Mais au fait, c’est quoi l’anthropologie clinique ? L’anthropologie clinique est un projet, un cadre épistémologique, une démarche, en élaboration. Ses fondements et justifications théoriques sont publiés en deux parties dans la revue Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences (PSN).

Pouvez-vous situer tout cela par rapport au travail de Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud, ils ne semblent pas très éloignés de votre travail ? (Commentaire de Gerard Puech à notre billet « À la recherche d’un système philosophique ».)

En effet, il existe dans notre proposition d’anthropologie clinique une proximité avec les travaux de Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud qui font partie des références qui soutiennent notre réflexion.

Comme nous le présentions dans notre article « Esquisse d’une anthropologie clinique I. Anthropopsychiatrie et anthropologie sémiotique » (Escots et Duruz, PSN, 2015/3, vol. 13) :

« Parmi tous les auteurs qui ont affiché l’idée de l’anthropologie clinique, Jean Gagnepain (1923-2006), linguiste et épistémologue, porta une ambition de très grande envergure. Dans sa « Théorie de la Médiation », l’homme « médiatise » sa relation au monde selon quatre formes de rationalité : le signe, l’outil, la personne et la norme. Gagnepain a proposé un modèle épistémologique complet et cohérent, où la clinique neurologique et psychiatrique se propose d’être la voie pour une refonte des sciences humaines. Son projet s’inscrit avant tout dans une démarche scientifique qui prend l’Homme comme objet et qui cherche dans l’étude clinique (notamment celle des aphasies) une forme de vérification expérimentale. Ce qui explique pourquoi Jean Gagnepain a proposé de nommer parfois anthropologie clinique sa théorie de la Médiation. Si celle-ci nourrit des liens avec la psychanalyse (Freud, Lacan), elle s’en démarque dans l’établissement même de ses fondations. » (p. 35)

Notre travail s’appuie d’une part sur l’anthropologie sémiotique et d’autre part sur l’anthropopsychiatrie du psychiatre Jacques Schotte. Le modèle de Jean Gagnepain a eu une influence certaine dans la construction de la théorie anthropopsychiatrique et Jacques Schotte qualifie la rencontre avec Jean Gagnepain de décisive. Ce que retient Jacques Schotte dans la leçon de Jean Gagnepain, c’est :

« [une] conception dans laquelle se retrouvait donc immédiatement l’accent mis sur le caractère structurellement révélateur du pathologique (promu par là au rang d’une sorte d’équivalent de la méthode expérimentale dans les sciences naturelles), ainsi que le découpage des phénomènes humains fondamentaux en 4, mais en outre, une “mécanique” de fonctionnement tout à fait parallèle au niveau de chacun de ces registres, mis bout à bout. En fait, c’est de part et d’autre que cette heureuse rencontre influença la mise au point définitive de modèles en présence. Sur certaines questions, bien sûr, des désaccords se sont manifestés, mais même là les discussions furent profitables. À tout prendre, il s’est agi avec Gagnepain, d’une des rencontres majeures de ma vie. » (Feys, 2009, p. 356 et Schotte, 2008, p. 209)

Nous nous reconnaissons pleinement dans la démarche de Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud sur ces points : la démarche clinique qui vaut démarche expérimentale ; la structure en 4 dimensions fondamentales.

En revanche, notre divergence porte sur le choix des 4 dimensions. Si notre structure peut recouper assez largement celle de Jean Gagnepain, en ce qui concerne Outil, Norme et Personne qui deviennent ici Technique, Éthique et Ethnique, nous ne le suivons pas sur la place qu’occupe le Signe dans la structure de son tableau. En effet, nous nous en sommes expliqués dans notre article « Esquisse d’une anthropologie clinique II. Les comportements psychopathologiques comme formes de vie, pensés à l’articulation du fonctionnement neurobiologique, de l’intériorité subjective et des formes symboliques » (Escots et Duruz, PSN, 2015/4, vol. 13). L’anthropologie sémiotique qui constitue notre deuxième pilier avec l’anthropopsychiatrie de Schotte — dont le modèle doit, comme nous venons de le voir, au modèle de Jean Gagnepain — nous permet d’envisager de manière différente la place du Signe dans l’humanisation. En s’appuyant sur la théorie des formes symboliques du philosophe Ernst Cassirer, l’anthropologie sémiotique envisage le langage comme une forme symbolique qui entretient une relation spécifique avec les autres (mythe, science, art, technique, systèmes de normes etc.). Par conséquent, le Signe ne saurait se situer au même niveau. Nous avions justifié notre choix dans l’article :

« Gagnepain considère le “Signe” comme un des quatre plans de la rationalité permettant à l’humain de “médiatiser” sa relation au monde […]. Cassirer envisage le langage comme mode de donation de sens, à la fois assimilable aux autres activités sémiotiques et doté, du fait de ses propriétés, d’un rôle fonctionnel qui l’en distingue. Dans cette perspective, ce mode de donation de sens ne nous semble pas se situer au même plan que les autres. » (ibid., p. 43)

Ainsi, expliquions-nous :

« Si les formes symboliques de Cassirer présentent de nombreuses affinités avec les catégories de Schotte, et de Gagnepain également, elles ne se correspondent pas pour autant. Les propositions de Schotte et de Gagnepain se rapprochent par la dimension clinique qui fonde leur anthropologie. Elles procèdent toutes les deux en essayant de définir un ensemble de plans pour Gagnepain ou de dimensions pour Schotte, qui reviennent finalement à fixer des catégories à l’intérieur desquelles l’humain trouverait sa définition comme espèce. Cassirer, lui, ne cherche pas à catégoriser l’humain, mais plutôt à comprendre dans quelles conditions et par quel processus la symbolisation vint aux primates pour produire l’hominisation. Rien ne s’oppose à ce que nous conservions parmi les propositions de Cassirer en matière de catégorisation de forme symbolique, celles que Schotte a retenues pour penser le monde humain, appréhendé d’un point de vue clinique. » (ibid.)

De fait, du point de vue de la clinique psychiatrique, il ne nous paraît pas pensable d’exclure les troubles thymiques qui trouvent leur ancrage dans le rapport esthétique que l’humain entretient dans son commerce avec le monde (vecteur pulsionnel du Contact chez Léopold Szondi, particulièrement développé par Jacques Schotte). Nos quatre entrées pathiques trouvent leur légitimité dans la clinique psychiatrique et s’accordent aux dimensions anthropologiques pensées ici dans leur essence sémiotique. La rationalité du « Signe » chez Jean Gagnepain trouve toute sa place dans notre anthropologie clinique, mais comme niveau d’entrée transversal : celui du sémiotique qui traverse les quatre autres.

Serge Escots