Épisode 8 : Psychothérapie institutionnelle : nostalgie, résistance ou passage du Nord-Ouest ?

Mais au fait, c’est quoi l’anthropologie clinique ? L’anthropologie clinique est un projet, un cadre épistémologique, une démarche, en élaboration. Ses fondements et justifications théoriques sont publiés en deux parties dans la revue Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences (PSN).

Lorsqu’une aventure rencontre l’adversité radicale — celle qui vous arrête dans votre mouvement — plusieurs attitudes sont possibles. Deux postures sont particulièrement stériles et douloureuses : le repli dépressif pour lequel la nostalgie qui idéalise « la grande époque » sert de tenue, et la résistance dont le combat obstiné assure la survie. Tenue et survie concernent ici la dimension psychique de ceux qui tiennent ces positions.

La mise en place depuis une vingtaine d’années maintenant des politiques de santé basées sur la preuve (evidence based medicine), le management par optimisation et rationalisation qui se traduit par un ensemble de procédures assurant traçabilité, évaluation et amélioration de la qualité de la prestation, aujourd’hui désignées par « démarche qualité » avec leurs lots de certifications et d’accréditations, rend impossible la poursuite de l’aventure démarrée pendant la deuxième guerre mondiale par le psychiatre catalan François Tosquelles. C’est le constat de nombreux professionnels. Mais il semble qu’aujourd’hui la question doive se reformuler. Le problème n’est plus de savoir si la psychothérapie institutionnelle est compatible ou non avec ce que Marc Ledoux appelle « la psychiatrie de qualité », mais plutôt ce qu’il y a dans cette aventure qui soit indispensable pour l’avenir du prendre soin des humains souffrants ?

À l’évidence, la place de l’institution et le soin qu’elle se doit de s’apporter à elle-même afin de préserver sa fonction soignante — voire ne pas devenir elle-même pathogène par ses crises, ses conflits, ses mesquineries et autres mauvaises ambiances —. Autant de facteurs pathogènes que Jean Oury appellent des phénomènes de pathoplastie : lorsque l’ambiance institutionnelle active les facteurs pathologiques endogènes du patient. L’ambiance, voilà le point de départ de l’aventure. Changer l’ambiance de l’hôpital pour en faire un lieu de soin et prendre soin de cette ambiance pour limiter la pathoplastie. L’originalité de la leçon de la psychothérapie institutionnelle se tient là. Ses inventions propres ou ses importations de différents courants psychanalytiques, n’en sont que la conséquence conceptuelle et pratique.

Mais d’où vient cette affaire d’ambiance ? De la théorie des pulsions de Léopold Szondi. En France, Léopold Szondi reste méconnu pour ne pas dire inconnu de l’immense majorité des cliniciens et des travailleurs sociaux et médico-sociaux et paradoxalement, y compris aujourd’hui dans des institutions qui s’imaginent résister à la mise en place des procédures de « qualité » au nom d’une référence plus ou moins mythique à la psychothérapie institutionnelle. Pourtant, pas de pensée François Tosquelles sans Léopold Szondi. Et surtout, la pensée du psychiatre Jacques Schotte qui réalise grâce à Léopold Szondi l’articulation de la psychanalyse freudienne et lacanienne avec la phénoménologie pour refondre la problématique centrale de la psychiatrie : la question de la nosologie. Mais alors que le fantôme de la psychothérapie institutionnelle hante toujours les institutions françaises, Schotte reste aussi un penseur inconnu.

Dans son livre paru en 2007, Qu’est-ce que je fous là, sous-titré « Psychothérapie institutionnelle en résistance et en dialogue avec la psychiatrie de qualité », Marc Ledoux restitue la place de Schotte dans la pensée de François Tosquelles et son rôle au cœur de la clinique de la psychothérapie institutionnelle.

« Le mouvement de la psychothérapie institutionnelle est dès le début du processus thérapeutique soucieux de donner à chacun des hommes malades un lieu propre et à chaque fois singulier. Ce mot “singulier” est lourd de conséquences aussi bien théoriques que pratiques. Là où l’homme tombe malade à l’épreuve de vivre, nous découvrons comment le “tomber malade” manifeste les dimensions cachées, mais universelles de l’existence. Cette pensée nous est transmise par l’approche anthropo-psychiatrique de Jacques Schotte. Dans l’élaboration de sa théorie Jacques Schotte s’appuie sur un dialogue entre la théorie psychanalytique de Sigmund Freud et la théorie des pulsions de Léopold Szondi. Fondateur de la psychothérapie institutionnelle François Tosquelles s’est inspiré de cette pensée aussi bien pour chacun dans sa singularité que dans les échanges des uns avec les autres. » (p. 17)

Le livre de Marc Ledoux, en mettant en évidence d’une part comment fonctionne « la psychiatrie de qualité » et d’autre part en rappelant l’histoire, les fondements et les pratiques de la psychothérapie institutionnelle d’une manière claire, vivante et précise, tente de travailler la tension entre ces deux mouvements.

« Depuis l’introduction du décret de 1997, de nouvelles directives et de nouvelles dispositions sont rédigées en permanence. Elles concernent surtout les dimensions de l’espace, du temps et du vivre ensemble. L’espace est transformé en un ensemble de plus en plus homogène et synoptique. Le temps se déroule dans un schéma précis de répartition temporelle. Et le vivre ensemble se restreint à un réseau de soins dans lequel l’échange de mots est réduit à des concertations et circulations d’informations. Les “gouvernements” à tous les niveaux, de surveillants-chefs, directeurs spécialistes de qualité jusqu’à l’administration ministérielle, doivent suivre tout ce processus, l’évaluer et vérifier qu’il soit conforme à ces principes économico-politiques. Un tel système de soins de qualité aboutit à une contradiction intenable : plus il y a d’uniformisation, moins les individus s’y retrouvent, plus ils sont aliénés et exclus du système de santé. » (p. 16)

De ces constats résumés ici par ce court, mais limpide argument, Marc Ledoux tire un ensemble de questions essentielles :

« Existe-t-il une alternative aux soins de qualité réglementés ? Pouvons-nous trouver d’autres principes de base, d’autres moyens pour prendre soin de l’homme malade ? » (p. 16)

Mais l’histoire ne marche pas ainsi. Il y a 10 ans maintenant, Marc Ledoux esquissait dans son livre la voie de l’alternative à la psychiatrie de qualité que représenterait la psychothérapie institutionnelle. Mais déjà, il doutait :

« […] dans quelle mesure existe-t-il aujourd’hui un espace dans lequel le mouvement de psychothérapie institutionnelle puisse résister ou transformer les soins de qualité ? La psychothérapie peut-elle développer une psychiatrie spécifique et se présenter comme une alternative aux soins de qualité ? » (p. 17)

Le livre se propose d’en montrer la possibilité et par certains aspects y parvient. Mais il semble légitime de se demander si les conditions légales, économiques, politiques et culturelles existent aujourd’hui pour rendre cette possibilité possible.

Ce livre à de nombreux égards devrait être lu par tous ceux qui de près ou de loin se reconnaissent dans cet héritage désormais lointain dans nos institutions actuelles, mais dont l’écho bienfaisant résonne encore dans des bouches qui bien souvent en ont perdu le sens.

Les réponses aux questions que pose Marc Ledoux passent par la mise au jour des fondements de la psychothérapie institutionnelle. Afin de reprendre la voie ouverte par ce qui fonda ses fondateurs, pour trouver dans la réalité du monde actuel les fécondations nécessaires pour de nouvelles évolutions, le chemin le plus assuré aujourd’hui semble bien celui ouvert par Jacques Schotte, car le plus à même pour relever les défis de la place de la science et de la pluralité de modèles dans les soins d’aujourd’hui et de demain. L’heure n’est plus à la nostalgie ou à la résistance, mais à la refondation. À la recherche du passage du Nord-Ouest…

Serge Escots