Épisode 3 : Clinique et linguistique — l’interprétation se résume-t-elle à faire des jeux de mots ?

Mais au fait, c’est quoi l’anthropologie clinique ? L’anthropologie clinique est un projet, un cadre épistémologique, une démarche, en élaboration. Ses fondements et justifications théoriques sont publiés en deux parties dans la revue Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences (PSN). Mais en attendant de lire ces deux articles, rien ne nous empêche de prendre les chemins de traverse pour commencer à y comprendre un peu quelque chose.

On pourrait le penser lorsque l’on entend certains cliniciens d’orientation psychanalytique lacanienne ou post-lacanienne en réunions ou lors d’instances cliniques. L’exercice frisant parfois le concours de contrepèterie, pas sûr que leurs maîtres approuveraient ce comportement qui n’est pas sans évoquer une certaine jouissance hypomaniaque.

Alors, quoi de n’œuf poussin ?

Soyons clair, il ne s’agit pas de mettre en question l’usage de l’interprétation telle que défini par les différentes écoles post-lacaniennes dans le cadre strict de la cure, mais d’interroger son extension en dehors. Dans le cadre de la cure, épistémologie, dispositif et technique d’interprétation ont une cohérence qui trouve sa garantie dans l’acte de l’analyste. Mais de quoi s’agit-il en dehors ?

On doit à Lacan d’avoir dégagé, de la trouvaille géniale de Freud, le rapport indissociable entre ce dont traite la psychanalyse et le langage. Il n’aura échappé à personne qu’en formulant les choses ainsi, il n’est pas défini ce dont elle traite, laissant cette tâche à chaque clinicien qui se revendique de l’héritage freudien par divers cousinages. Ce faisant, l’incomparable psychanalyste français établissait un lien entre science(s) du langage et clinique psychanalytique au sens large (Calais et Veken, 2008). Mais un lien peut s’appauvrir si on ne l’entretient pas : la rencontre psychanalyse et science(s) du langage n’a pas donné lieu à des relations aussi étroites que le coup de foudre lacanien aurait pu le laisser présager. Lacan lui-même, après avoir dans un premier temps favorisé le rapprochement du signifiant freudien avec le signifiant saussurien du Cours de linguistique générale (Saussure, 1995), s’en émancipera en revendiquant que ce qu’il fait avec la linguistique, c’est de la linguisterie.

André Green est certainement, avec Jacques Lacan, le théoricien français de la psychanalyse qui s’est intéressé le plus activement à penser la rencontre de sa discipline avec la linguistique (Bouquet, 2014). On se souvient de cette phrase d’André Green, souvent citée : « Il est clair que les rapports entre linguistique et psychanalyse demeurent laborieux. Les espoirs que Lacan avait mis en eux ont été déçus » (Pinol-Douriez, 1997). Mais les psychanalystes (et les autres cliniciens aussi d’ailleurs) ont-ils vraiment fait l’effort de s’intéresser aux sciences du langage ? Ce n’est pas la conclusion à laquelle parvient le linguiste Michel Arrivé qui constate en feuilletant les actes du colloque où Green exprima sa déception (Pulsions, représentations, langage) : « Ne voir figurer parmi les participants aucun linguiste : c’est une règle dans les colloques des analystes, et les exceptions sont rarissimes. Je m’étonne un peu plus de ne trouver, dans ce livre dont le titre allègue nommément le langage, aucune allusion à quelque linguistique ni à quelque linguiste que ce soit chez aucun des participants, à la seule réserve d’André Green. L’un des intervenants va même, avec une sincérité qu’on admirera, jusqu’à avouer non seulement son ignorance complète en linguistique, mais encore “l’attitude allergique” qu’il a à l’égard de cette discipline. » (Arrivé et al., 2013). D’un autre côté, pas sûr que l’invitation des psychanalystes aux colloques de linguistique fasse l’objet d’une longue tradition, si l’on se fie à l’intérêt pas si ancien que les linguistes portent au discours.

Dommage. Car Freud puis Lacan ont mis le doigt sur un aspect essentiel pour l’anthropologie et pour la clinique : la place du langage dans l’hominisation et dans la souffrance de la nécessaire humanisation. Il y a donc à tirer les conséquences de cette découverte : pas d’anthropologie ni de clinique sans un solide ancrage dans les sciences du langage. Doublement dommage de ne pas s’être fréquenté plus ces dernières années, car si la psychanalyse poursuit sa réflexion depuis que Lacan en fît l’entremise, les sciences du langage ne sont pas en reste non plus !

Passons sur les sémiotiques héritières de Greimas qui donnèrent lieu (et continuent !) à des développements considérables, s’y attarder nécessiterait de multiples développements sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir dans de prochains blogs. Il suffira ici d’indiquer les sommes considérables que représentent pour les sciences du langage les travaux divergents mais complémentaires de deux des élèves du maître lithuanien (les autres pardonneront leur absence) : Jacques Fontanille et ses différentes sémiotiques [1] ; et d’autre part François Rastier qui œuvre inlassablement pour qu’une linguistique interprétative puisse offrir aux sciences humaines des alternatives aux sciences cognitives réductionnistes [2].

Attardons-nous plutôt sur un événement d’une importance capitale pour les questions qui nous préoccupent ici et dont les anthropologues et les cliniciens n’ont peut-être pas pleinement pris la mesure. En 1996, un manuscrit inachevé de Saussure a été exhumé des armoires familiales qui révèle en fait le véritable projet scientifique du linguiste genevois : fonder une théorie pour une science du langage : « une science exacte d’un fait de l’esprit », selon Simon Bouquet (Journée d’étude « Saussure et l’Essence double du langage »). À suivre les linguistes néo-saussuriens actuels, la découverte de ce manuscrit autorise une relecture de l’œuvre du linguiste dans une perspective radicalement différente de celle du Cours de linguistique générale, son œuvre la plus connue, mais écrite en fait et comme chacun sait par deux de ses élèves : Bally et Sechehaye. Pour simplifier à l’extrême la question, renvoyant le lecteur à deux des spécialistes de la linguistique saussurienne (cf. Bouquet, 1997 et Rastier, 2015), ce « retour à Saussure », n’est pas tant un retour à un Saussure déjà connu et qu’il faudrait approfondir, que l’horizon d’une perspective néo-saussurienne qu’il faudrait explorer.

Comment le maître de la psychanalyse structuraliste aurait-il accueilli la nouvelle ? Certainement l’occasion d’un bon mot dont il avait le secret. La lecture du manuscrit De l’essence double du langage (Saussure, 2002), confirme que le Cours de linguistique générale « distord, occulte, voire contredit la pensée de Saussure » (Bouquet, 2005). « […] On a cru, à la suite de la dernière phrase, parfaitement apocryphe du Cours, que Saussure voyait la linguistique comme “la science de la langue envisagée en elle-même et pour elle même” — autrement dit comme une grammaire désincarnée (ou implémentée, c’est tout comme) — alors que c’est exactement le contraire : tout le côté social et intersubjectif (c’est-à-dire le champ du “discours”, terme essentiel pour Saussure et censuré par ses soi-disant éditeurs) est, selon lui, indissociable d’une “linguistique de la langue” » (Bouquet, 1999).

Ainsi De l’essence double du langage, ouvre à une sémiotique de la langue et de la parole qui marchent ensemble. On peut lire dans le texte : « Sémiologie (linguistique) = morphologie, grammaire, synonymie, rhétorique, stylistique, lexicologie, etc., le tout étant inséparable ». Cette ouverture du signe et du sens sur son contexte social et culturel fonde une sémiotique de l’interprétation que l’on retrouve en anthropologie déjà, entre autres chez Lévi-Strauss ou Clifford Geertz (Rastier et Bouquet, 2002, p. 32). Bref, si l’interprétation est possible, elle ne saurait s’en tenir au seul registre phonématique auquel certains lacaniens croient que le registre signifiant se réduit.

Le porc te ment tôt

Pire, des travaux récents en sémantique et sémiotique à partir des problèmes de perception des formes sémantiques et sémiotiques envisagées dans des modélisations phénoménologiques et gestaltistes proposent de dissymétriser, ni plus ni moins, le rapport signifiant/signifié du schéma usuel saussurien :

Rapport signifiant/signifié(Missire, 2013)

 

Quoi qu’il en soit si Lacan a mis le projecteur sur l’œuvre de Freud là où il fallait par rapport au langage, il serait préjudiciable pour l’avenir des sciences humaines et de la clinique de se tenir enfermé dans le périmètre des exégèses repliées sur elles-mêmes de « l’inconscient est structuré comme un langage », tant les sciences du langage et les neurosciences permettent de réinterroger avec la clinique cet énoncé beaucoup moins clair qu’il n’y parait.

À ce propos, comment résister au plaisir de partager un texte ancien, mais toujours aussi savoureux de Clarisse Herrenschmidt : « Une citation admirable : “L’inconscient est structuré comme un langage” » (Herrenschmidt, 2006). On peut y lire au fil d’une analyse aussi rigoureuse que drôle les interrogations d’une anthropologue linguiste, sur le sens de cette citation qui banalisa l’inconscient tout en faisant de l’inconscient un langage inconnu.

Extrait : « Le succès de la citation-titre de Lacan, en dehors des exégètes et des disciples, peut provenir d’un contresens ; pour un structuraliste, le rapport des mots à leur référent, tout comme celui du signifié et du signifiant, sont arbitraires, celui des langues au monde, conventionnel. Pour le public, ni l’arbitraire, ni la convention ne règnent sur sa langue — mais l’affectivité, la définition de soi, l’intelligibilité des choses et du monde —, car il n’est pas structuraliste, ne disjoint nullement langue et parole et encore moins les mots de sa langue de leur référent dans le monde. Si la parole aide à vivre, si sa langue met de la clarté, un langage inconnu fait pénétrer dans une ombre redoutable, attirante, retirée, peut-être intérieure. Cette citation célèbre a, en son absurdité même, banalisé l’existence de l’inconscient en chacun et dans la vie de tous les jours : il y a des signes qui ne sont ni audibles, ni visibles, ni substantiels, ni magiques et qui pourtant existent ; ils sont de nous, mais de nous comme autre ; ils disent des choses, mais ne disent pas le monde comme nos langues ; nous les identifions difficilement, mais ils circulent et nous influencent, nous liant les uns aux autres ; nous les connaissons mal, mais nous pouvons en parler. »

Pour conclure, il s’agit bien de poursuivre (ou de renouer) le dialogue inter- et transdisciplinaire entre cliniciens (pas uniquement psychanalystes) et sciences du langage, sur des bases plus solides et plus larges que celles sur lesquelles elles se sont engagées. Green en 2010 disait qu’entre psychanalyse et sciences du langage, il y avait eu maldonne au départ, que « la psychanalyse française, […] a fait fausse route, et qu’il est enfin temps de redresser la barre » (Green, 2011). L’anthropologie clinique solidement arrimée à l’anthropologie sémiotique entend bien contribuer à tracer ce sillon.

Voyez, c’est simple l’anthropologie clinique ! Alors à bientôt de se retrouver pour une prochaine balade.

Lola Devolder


1 Sémiotique du discours (Fontanille, 1998), des passions (Fontanille et Greimas, 1991), des pratiques (Fontanille, 2008), du corps (Fontanille, 2011), et très récemment, sa synthèse sur les formes de vie (Fontanille, 2015).

2 Voir Rastier 2001, 2009, 2010.

BIBLIOGRAPHIE

Bouquet S., « André Green : rencontre entre psychanalyse et linguistique néosaussurienne », Texto! 2014/3 vol. XIX : 1‑2.

Bouquet S., « Après un siècle, les manuscrits de Saussure reviennent bouleverser la linguistique », Texto! juin 2005.

Bouquet S., « La linguistique générale de Ferdinand de Saussure : textes et retour aux textes », Texto! décembre 1999.

Bouquet S., Introduction à la lecture de Saussure, Paris : Payot, 1997.

Calais V. et C. Veken, La Théorie du langage dans l’enseignement de Jacques Lacan, Paris : L’Harmattan, 2008.

Douriez M. P., Pulsions, représentations, langage, Lausanne : Delachaux et Niestlé, 1997.

Fontanille J., Formes de vie, Liège : Presses Universitaires de Liège, 2015.

Fontanille J., Corps et sens 1ère éd., Paris : PUF, 2011.

Fontanille J., Pratiques sémiotiques, Paris : PUF, 2008.

Fontanille J., Sémiotique du discours, Presses Universitaires de Limoges, 1998.

Fontanille J. et A. J. Greimas, Sémiotique des passions : Des états de choses aux états d’âme, Paris : Seuil, 1991.

Green A., Du signe au discours, Paris : Éditions Ithaque, 2011.

Missire R., « Perception sémantique et perception sémiotique », Texto! 2013/2 vol. XVIII.

Rastier F., Saussure au futur 1ère éd., Paris : Encre Marine, 2015.

Rastier F., Sémantique et recherches cognitives, Paris : PUF, 2010.

Rastier F., Sémantique interprétative, Paris : PUF, 2009.

Rastier F., Arts et sciences du texte, Paris : PUF, 2001.

Rastier F. et S. Bouquet, Une introduction aux sciences de la culture, Paris : PUF, 2002.

Saussure F. de, Écrits de linguistique générale, Paris : Gallimard, 2002.

Saussure F. de, Cours de linguistique générale, Paris : Payot, 1995.