Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Jean-Marie Brossard - 11 mai 2020

Photo Jean-Marie Brossard

L’homme masqué

« Tous les inconvénients ont leurs avantages ».

Cette maxime, empruntée à Victor Hugo sera le point de départ d’une réflexion sur mon travail et sur ses conditions dans les semaines qui viennent.

Voilà comment se présente l’affaire :

Je suis psychologue clinicien auprès d’enfants et d’adolescents dans le cadre du service public hospitalier psychiatrique. Enfin, « je suis » est abusif, il convient de dire, « je fais » le psychologue, c’est plus proche de ce qui se déroule.

Jusque-là rien que du banal.

Mister Covid nous arrive et tout est bouleversé, l’ordre du monde est modifié à un point que nul n’imaginait, en tous cas que moi je n’envisageais pas.

On doit tout arrêter en urgence, tout ou presque ; les consultations au Centre Médico Psychologique (patients âgés de 3 à 18 ans), les ateliers du Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel (patients âgés de 3 à 12 ans), les réunions de travail, les supervisions, les instances décisionnelles (du genre des équipes éducatives).

Je suis juste autorisé à poursuivre mon activité dans la ferme thérapeutique où je travaille à mi-temps (transformé aussitôt en plein-temps). Là, on décide de réduire l’accueil à un plus petit nombre d’adolescents et l’équipe poursuit son travail basé sur le quotidien de la ferme et la vie en commun. L’activité scolaire dans la ferme est arrêtée ainsi que les sorties extérieures.

C’est une ferme où l’on travaille avec les références de la psychothérapie institutionnelle, un très vieux bazar ! Les jeunes accueillis sont âgés de 12 à 18 ans et présentent des troubles psychotiques importants, des particularités autistiques ou des troubles du lien très problématiques.

Alors, pour le CMP et le CATTP on organise un système de consultations téléphoniques avec nos petits patients et/ou leurs parents puisque ce sont souvent eux qui décrochent le téléphone.

Pour dire vrai, j’ai un sérieux problème avec le téléphone…ça ne me rend pas la vie facile, il me manque quelque chose quand je parle avec quelqu’un qui n’est pas réellement là.

Mes petits patients, ceux avec lesquels je travaille en jouant ou je joue en travaillant si vous préférez, ces petits-là me parlent très peu au téléphone et certains, un assez grand nombre, ne veut même pas me parler quand le parent qui m’a répondu, un peu perdu lui-aussi appelle : « Brandon ! c’est le docteur Brossard, tu sais le monsieur que tu vas voir pour jouer, tu veux bien lui parler ? ».

Moi-même, je ne sais pas trop comment aborder cet échange. Je ne suis pas habitué à parler DE mes patients mais bien plus à parler AVEC eux ? Et encore, bien souvent nous ne parlons même pas, nous jouons et ça nous occupe complètement. C’est donc un contexte très étrange de travail que ces « entretiens téléphoniques ».

Mais ce n’est pas exactement cela que je souhaitais traiter dans ce petit billet improvisé pour mes amis de l’IAC.

Après plusieurs semaines de bris-collage téléphonique nous sommes autorisés à proposer à nouveau des rendez-vous à nos jeunes patients à partir de la fin officielle du confinement. SUPER !

Oui mais avec un protocole bien compréhensible au moment où il s’agit de ne pas relancer l’épidémie.

Alors, notre protocole, c’est quoi ?

C’est assez simple : Blouse, masque, gel, distance, gestes barrières…rien d’original.

Le masque ! voilà où se situe la question que j’évoquais en début de texte.

Voilà le moment de mesurer inconvénients et avantages de cette nouveauté dans le travail !

Vous comprendrez plus loin pourquoi ce signifiant « masque » me fait tant d’effet.

Et là, sans réfléchir plus que ça, instinctivement, inconscient oblige, c’est le masque qui me tarabuste ou me turlupine, ça dépend des moments.

Ce masque qui dissimule tout le bas du visage et qui crée un certain décalage dans la rencontre.

Je ne sais pas vous mais moi, ce masque ça me change la vie quand je discute avec quelqu’un.

Ça doit être un reste infantile non analysé mais il y a quelque chose qui cloche pour moi avec ce masque, je ne vois pas la bouche de l’autre et il ne voit pas la mienne.

Je vous livre les associations à peu près comme elles me sont venues :

J’ai tout de suite pensé à la question du bâillonnement, d’une parole empêchée par ce « couvre-bouche ».

Et en même temps (terme à la mode il me semble) j’ai pensé au « caché/coucou » de la petite enfance.

Et puis aussitôt après j’ai pensé à l’importance dans le dispositif analytique, du « pas vu mais présent », de la priorité donnée au « dire » par l’absence de l’échange habituel d’expressions visuelles.

Ensuite sont venues les théories de la construction des modalités relationnelles chez l’enfant et l’importance du facial dans la reconnaissance des émotions.

Pas vraiment de facial sans la bouche, si ce n’est un facial partiel qui pousse à l’équivoque, surtout à l’âge de certains de mes petits patients (les plus jeunes ont trois ans et certains n’ont pas encore acquis le langage).

On ne parle même pas des enfants avec autisme qui ont besoin que les interactions soient les plus claires possibles pour rendre leur décodage plus facile.

On ne parle pas non plus de psychose où l’ambiance est plus à la suspicion qu’à la confiance aveugle.

Bref, comment faire avec ce masque et cette blouse ?

Le masque, et c’est cela qui m’inquiète un peu, va probablement réduire la capacité de jouer sérieusement avec mes patients les plus jeunes.

Vous savez bien, jouer avec ces enfants, ce n’est pas de la rigolade, il faut s’y coller pour de bon si l’on veut que ça soigne un peu.

Et alors, ces enfants qui viennent voir le psy, c’est souvent un moment difficile de leur vie, il leur manque souvent des moyens pour comprendre ce qui se passe, ils sont souvent bien trop rapides pour interpréter le monde, il leur manque parfois des morceaux de la « théorie de l’esprit » … bref, je ne sais pas ce que ça va produire cette « demi-figure ».

Dans tous les cas, on sait l’importance de l’attention visuelle réciproque dans le développement de l’enfant et plus précisément dans la discrimination entre certaines émotions qui nécessitent un examen des unités d’action musculaire qui entrent dans la composition des émotions.

Par exemple la différenciation entre peur et surprise nécessite de porter attention au relèvement des sourcils et des paupières supérieures (possible avec le masque) ainsi qu’à l’ouverture de la bouche (impossible)

Je suis inquiet aussi pour les rencontres qui en sont à leur tout début.

Je pense à ces premiers entretiens où l’enfant ne connait ni cette personne qui est censée « l’aider », ni ce lieu étrange où il y a des jouets, des feutres et des livres et où les parents parlent autrement que d’habitude, avec des mots que l’enfant ne connait pas, parfois avec une lettre de la maîtresse, où l’on vient le plus souvent après une série de problèmes plus ou moins épineux et plus ou moins bien expliqués.

Un psychiatre que j’ai fréquenté à mes débuts et qui m’a tant appris me disait souvent : « on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ».

C’est à ça que je pense en me voyant dans le miroir avec ma blouse et mon masque : quel effet sur un môme qui ne me connait pas et avec lequel rien n’est encore installé ?

Quand on joue avec un enfant, il faut s’y engager pour de bon et le registre expressif facial est très à l’œuvre, on se sert de son expression pour confirmer ce qui se passe dans le jeu, on colore d’émotions le scénario co-construit avec l’enfant, on force sur le trait, on en fait beaucoup comme dirait quelqu’un et il vient alors à l’enfant un plaisir à faire semblant, un plaisir d’imitation qui est une condition essentielle de la relation clinique avec l’enfant en bas âge.

Nous verrons et je vais peut-être apprendre quelque chose d’important dans cette situation.

Peut être un « stade oral masqué » ?!

Cette histoire de masque semblait moins préoccuper mes collègues lors des réunions (masquées cela va sans dire) de préparation de la reprise du travail.

Je me suis donc interrogé sur ma propre sensibilité à cette affaire et …là… BINGO ! le passé est revenu ! Comme toujours.

Je vais essayer de vous expliquer comment.

Je travaille pour l’IAC depuis quelques années sur un point particulier qui est celui de la distinction entre les places parentales et plus précisément sur une tentative de définition de la « fonction paternelle ».

« Les Noms du Père » disait quelqu’un et de lien en lien, d’une pensée à une autre est revenu « l’homme masqué ».

Cet homme masqué, celui qui compte pour moi, celui qui fait que ça me tracasse encore, ce n’est pas celui qui surgit hors de la nuit au galop, c’est celui de « l’éveil du printemps », la pièce de Frank Wedekind qui évoque la question de l’adolescence[1].

Nous avons monté cette pièce, il y a une vingtaine d’années avec un groupe de collègues et des jeunes en difficultés. Ça a été un moment très fort de mon parcours et j’en garde un souvenir très puissant.

Dans cette pièce merveilleuse de modernité apparait à la dernière scène un homme masqué qui incarne quelque chose qui sera interprété et par Freud et par Lacan du côté de la fonction paternelle.

Le masque est un élément nouveau dans ma pratique et je vais voir en quoi il pourrait être un « accessoire » favorable, pour certains patients, à un accent sur la dimension métaphorique du langage pendant l’entretien clinique tel que je le conçois.

Les adolescents que je reçois sont doublement confrontés à une butée sur le réel (leur corps pubertisant en particulier mais aussi le covid en ce moment) et se cognent aussi à un effet de solitude redoublé par le confinement. Il est donc important de leur permettre de lier les registres  RSI (Réel, Symbolique,  Imaginaire).

La nomination « désincarnée » par le masque nous rapproche-t-elle du dispositif analytique et de son effet sur le « dire » ?

On pourrait imaginer, en tous cas je vais y être attentif, que cette dissimulation de la bouche de celui qui parle, l’adolescent en la circonstance, mais aussi moi de temps à autre, va favoriser un « autre dire » que celui qui régnait jusqu’alors.

Dans la pièce de Wedekind, l’homme masqué arrive dans un moment bien particulier, la dernière scène.

Un adolescent, Moritz, s’est suicidé en se tirant une balle dans la tête.

Il s’est suicidé pour un tas de raisons :  son échec scolaire, la relation avec ses parents qu’il interprète comme centrée sur sa réussite, sa douleur à être dans un monde qu’il voit sans issue mais aussi à la suite de la lecture d’un document rédigé par son ami Melchior.

Ce document, intitulé « Le Coït » demandé par Moritz lui-même contient ce qu’il faut savoir sur la reproduction : « je ne peux pas parler tranquillement de la reproduction ! Si tu veux me faire plaisir, donne-moi tes explications par écrit. Rédige pour moi, ce que tu sais…je le découvrirai un jour…je le parcourrai…et si tu ne peux vraiment pas faire autrement, tu peux aussi y joindre quelques dessins »[2].

On peut dire que Moritz n’a pas pu passer le cap de l’adolescence et des remaniements qu’elle fait subir aux instances psychiques et en particulier à la confrontation à la castration imposée par le passage à la sexualité génitale.

Melchior, lui, s’oppose et s’avance en tant que sujet, avec sa singularité. Mais il doute, il vacille et trouve refuge dans le cimetière où est enterré son ami.

« Melchior choisit le cimetière comme refuge ; il suppose qu’il y a sera tranquille, tout comme Moritz avant lui qui s’est suicidé et est enterré dans ce même cimetière.

Moritz tente de l’attirer jusque dans la tombe en lui faisant la promotion de la jouissance de la mort qui lui permet de rire de ce que « les hommes font et tentent », et surtout de ne pas être confronté à la castration. Il n’a rien à perdre, il méprise les vivants et, de lui, on ne peut plus rire et se moquer.

C’est là qu’intervient l’homme masqué qui, lui, attire Melchior vers le réel de la vie. Il lui « ouvre le monde », lui propose une autre jouissance, une voie de suppléance.

La nomination par l’homme masqué n’est pas objectivante, ne réduit pas Melchior à une donnée.

Alors que Moritz s’exclu du réel, il n’y a que dans l’au-delà qu’il se compte, l’homme masqué comme Nom-du-Père permet à Melchior de nouer le réel au symbolique et à l’imaginaire.

Il ne répond pas à la question de Melchior sur son identité : qui est-il, lui, Melchior, mais aussi qui est-il, lui, l’homme masqué ?

Il nomme le réel de la vie, que Melchior accepte, avec les incertitudes et la castration qu’il comporte : « Où cet homme m’emmène je ne le sais pas. Mais c’est un homme… » dit Melchior »[3]

Voilà comment les choses se bouclent pour l’instant dans ma réflexion :

Ce masque, cette figure qui s’éloigne, cette parole qui s’énonce derrière le masque, n’est-ce pas une déclinaison de la fonction paternelle, de son versant de nomination, favorisée par le dispositif clinique ?

Lacan fait passer la question du père du côté de l’énonciation, du dire. Il ne s’agit même plus de ce que peut dire un père mais bien plus de ce que provoque comme mouvement vers l’intégration de la castration le « dire de nomination » comme l’a évoqué Philippe Madet.

Pour terminer cette évocation je me souviens que je jouais un rôle dans la pièce que nous avons montée il y a vingt ans…

Je tenais le rôle de Monsieur Gabor, le père de Melchior, un père qui n’a pas tenu de place dans le discours, un père qui a laissé faire…

En conclusion de cette réflexion, je vais peut-être, grâce ou à cause de ce diablotin de Covid, trouver du nouveau dans ma pratique.

C’est probablement une chance.

Jean-Marie Brossard, 9 mai 2020.

 

[1]  Frank Wedekind, L’éveil du printemps, Paris, Gallimard, 1974.

[2] Frank Wedekind. L’éveil du printemps. Acte 1 scène 2.

[3] Lacan avec Wedekind : La face cachée d’un masque. Est-ce une affaire d’époque ?  13 juin 2015 Philippe Madet