Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Jonas Roisin - 23 novembre 2023

Du rap à l’iac S2#2

Durapaliassé

2e saison, sélection et mise en résonance de quelques vers de ces artistes. Sans oublier la prose des chercheur.s.e.s et clinicien.n.e.s.

Novembre 2023
Depuis la rentrée, nombreuses sollicitations concernant la clinique de l’exil émanant de familles, de travailleurs sociaux, de soignants, de stagiaires en formation, de directions…
Les projets se multiplient. L’enthousiasme grandit. Les auteurs et les autrices inspirent par leurs écrits, les rappeurs confirment par leurs témoignages emmusiqués.
Merci Messieurs Tobie et Baloji. Suis certain que votre rencontre serait belle, passionnés que vous êtes par l’enfant riche et blessé qui agite l’adulte, le parent devenu.

Quand les récits cliniques de T.Nathan dans Les âmes errantes font écho au rap de Baloji dans Inconnu à cette adresse.

« Lorsqu’un enfant, longtemps séparé d’un parent, d’une mère, d’un père, le rencontre, la rencontre, des années plus tard, lorsqu’il se trouve soudain dans l’obligation de ressentir la plus grande familiarité avec cet adulte en qui il ne perçoit qu’un étranger, il est alors traversé par un véritable cataclysme mental. Comment choisir entre les informations fournies par l’intelligence et les émotions spontanées ? Celle qui se présente à l’enfant comme sa mère, qui devrait lui être la personne la plus proche, lui qui a séjourné neuf mois dans son ventre, il ne la reconnaît ni même ne la connaît.
Avec le temps, nous avons compris que les violences, les passages à l’acte, les dérives sexuelles sont une façon de court-circuiter le temps, d’allumer un incendie pour oublier la froideur, de créer une intimité immédiate là où l’étrangeté créait une béance du sens »
Les âmes errantes, p.164

Baloji
Inconnu à cette adresse

C’est l’charme trouble du déjà vu
Une scène cent fois vécue, cent fois attendue
Parce que dans l’attente, on se projette
Et quand arrive le moment, on est trahi par ses propres gestes
Est-ce que l’on redoute le choc
Ou d’vivre avec l’onde
Maman n’est pas aussi belle
Que dans mes songes
Elle a des cernes noirs
Creusés par les larmes
Une calvitie comme seul et mauvais défrisant, entame
Des fossettes scarifiées qui feraient peur à sa petite-fille
Mais elles ont les mêmes yeux en amande
Qui vous mettent au défi
Cette saynète se joue
Sous une vieille paillotte
Elle sirote son sucré, moi j’ai du mal à déglutir les larmes
Qui me démangent la glotte
Paraît que bon sang n’sait mentir
Tantine marmonne, cachée derrière son menu
Maman acquiesce d’un petit geste continu
Elle me dit, « il est hors de question que l’on mange ici
Juste les entrées coûtent un kilo de riz »
Les yeux écarquillés
J’ai dit Tantine, « s’te plaît, choisis un plat
Moi j’prendrai rien, mais au moins, juste mangez pour moi
Et j’te donnerai les vingt dollars, à la fin du repas
Pour acheter le riz, le pondu et les tilapias »

Elle fait des petites boules de neige avec le manioc
Qu’elle colorie, vert pondu, rouge, ocre
Et moi, plus j’la regarde et je m’sens bête
Avec ce disque sur les genoux que j’n’ose même pas lui remettre
Deux ans d’travail, engloutis par la gêne
Jetés dans le fossé des traditions européennes
J’suis juste là, à m’débattre
Dans une flaque d’eau douce
On n’parle pas de musique
Quand on a la mort aux trousses
Les petits crèvent de faim
Pour Noël ils veulent de la viande
On s’en fout de ton disque
On veut des choses qui se revendent
Une mère qui écrit à son fils
Après 9125 jours
C’est pas forcément un acte d’amour
Mais un appel au secours
Tu es mon fils aîné
Premier de la lignée
Nouveau coupable désigné
Dans l’ordre renversé, si si
Pas de pièce rapportée ici
On n’distingue pas les frères pur-sang et les demis
Depuis qu’les mariages sont des viols organisés par les familles

C’est l’histoire d’une rencontre
Sous des néons capricieux
Des gestes hésitants
Des mots qui piquent aux yeux
Elle me dit qu’je suis juste le sosie de mon père
Qu’elle a l’impression de revenir trente ans en arrière
Dans ces discussions, tout se dit dans l’infection des mots
Leur rythme saccadé
L’articulation qui s’époumone en écho
Au bout d’chaque phrase, Maman dit
Au nom d’Jésus
Comme pour s’donner le temps d’ordonner sa pensée décousue
Tous les pasteurs du quartier
Parlent dans leurs prêches
D’la Maman dont l’enfant n’est jamais sorti de la crèche
Disparu en Europe
En bord de Meuse
Là où les cigognes sont des mères porteuses
Loi et traditions
Sont du côté des hommes parvenus
Pas des femmes entretenues
De petite vertu
Avant d’aller au lit
On m’mettait du piment sur le pouce
Des Pampers jusqu’à mes sept ans
Car il paraît qu’entre les housses
Je réécrivais chaque nuit
Notre chanson faussement douce
Maman tu m’as laissé enfant
Je suis revenu Bisounours
Dans le cycle du rejet
Sentiment incertain
Dans le cycle du rejet
Ma rancœur est sans fin
Je suis l’enfant parti avec l’eau du bain