Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Serge Escots - 16 juin 2009

Enfants de la DDASS ? Quel drôle de nom ! Pourquoi pas farfadets ou tartempions ?

« Si les noms ne sont pas ajustés, le langage n’est pas adéquat. Si le langage n’est pas adéquat, les choses ne peuvent être menées à bien. » Confucius

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », cette célèbre formule prêtée à Camus, mille fois utilisée, vient télescoper dans mon esprit, une phrase entendue à la radio ce matin, dont l’identification de l’auteur et le contexte général où le propos a été tenu importe peu au regard de l’idée que je voudrais rapidement poser ici.

Alors que la discussion radiophonique porte sur les personnes sans logement, l’interviewé indique qu’un grand nombre de jeunes sans domicile stable sont « des enfants de la DDASS ».

En effet, comme le montre l’observation ethnographique en milieu urbain, si parmi les jeunes sans résidence stable, se trouve un nombre significatif qui a bénéficié d’une mesure d’aide sociale à l’enfance, aucun d’entre eux n’est « enfant de la DDASS ». Pourtant, une représentation sociale largement répandue et totalement obsolète voudrait qu’il existe une institution appelée « la DDASS » qui recueillerait et s’occuperait d’enfants particuliers.

Malgré de nombreuses remarques à ce sujet par divers et éminents représentants du champ de la protection de l’enfance qui objectèrent que depuis les lois de décentralisation et à partir de 1983, cette compétence a été décentralisée aux collectivités territoriales, en l’occurrence aux Conseils Généraux, la société française dans son ensemble n’a toujours pas pris acte de ce changement. La DDASS qui s’occupe des enfants, ça n’existe plus.

Pourquoi cette évolution de la réalité sociale ne s’est-elle toujours pas traduite dans les discours sociaux ordinaires ? Fait de hasard ou de nécessité ? Comme il est difficilement raisonnable d’introduire le hasard comme facteur explicatif dans ce type de phénomène, il reste à explorer à quelle nécessité pourrait bien répondre l’utilisation d’un signifiant qui ne renvoie plus depuis le milieu des années 80 à aucun référent dans le monde réel. Car c’est bien à cette situation que nous sommes confrontés ici : « les enfants de la DDASS » n’existent plus dans le monde qu’en tant qu’adultes qui ont été pris en charge lorsqu’ils étaient enfants, avant 1983.

En réalité, la personne qui s’exprimait à la radio ce matin, faisait référence, à l’aide de ce terme, à des jeunes ayant récemment bénéficié d’une mesure de protection de l’enfance, et qui se retrouvent en rupture familiale dans un processus de désaffiliation sociale plus ou moins abouti. Alors à quelle nécessité le maintien d’une catégorie obsolète peut-elle répondre ? Le discours social n’a pas pris acte du changement. Est-ce parce que l’information n’a pas été mise à disposition ? Certainement. Est-ce du fait que l’information n’existe pas ? Certainement pas. Une information est là et elle ne s’intègre pas au discours. Existe-t-il des éléments du discours social qui soient incompatibles avec cette nouvelle information ? Quels pourraient-ils être ?

Le terme « DDASS » désignant l’institution qui s’occupait des enfants est connoté de façon négative, « ses » enfants sont « ses » victimes. De plus les causes qui ont conduit ces enfants à la DDASS sont connotées à leur tour de valeurs négatives. Connotations négatives qui concernent tant leurs parents que les enfants eux-mêmes. Dans l’imaginaire social, « l’enfant de la DDASS » est une double victime : de sa famille d’abord et des institutions qui s’en occupent ensuite, toutes deux indignes.

Notre société où la victimisation est devenue un principe d’organisation du discours social a-t-elle des difficultés à lâcher l’imaginaire au profit de la réalité juridique et administrative ? Il semblerait que sur ce point ce soit le cas.

Alors où est le malheur en plus ? « Enfant de la DDASS » instaure sans s’en rendre compte une victime et un bourreau dans la narration sociale. Chaque personnage de ce récit implicite est assigné au rôle que le scénario attend de lui. La DDASS, méchante marâtre qui ne peut que mal s’occuper de « ses » enfants, et l’enfant victime qui n’a plus qu’à accomplir son destin ; devenir un jeune sans domicile stable, par exemple. Voilà le malheur, nommer n’est pas seulement donner un nom aux choses, c’est les inscrire dans une narration qui ne se dit pas comme telle, un récit qui n’y paraît pas et aliène ses personnages.

Ici, le malheur de notre monde, c’est d’essayer de construire en ces temps de disette et d’ignorance, des dispositifs justes et efficaces pour accompagner des parents et des enfants en difficulté, empêtrés qu’ils sont dans des liens qui les transcendent. Ce n’est pas tâche facile. Mais prenons garde, avec nos mots mé-sensés, de ne pas ajouter le malheur de nos imaginaires piégés.