Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Choisir l'auteur(e) - 20 mai 2015

Au travail, le bon mot n’est pas forcément le bon : les pièges du vocabulaire professionnel.

Robert, militant à France-Alzheimer Mayenne, attire mon attention sur un article paru dans les ASH (à lire ici). Richard-Pierre Williamson y dénonce l’effet stigmatisant pour les personnes âgées, de l’emploi d’un vocabulaire technocratique par les professionnels de la gérontologie.

Pour l’exemple, l’article met en scène la famille d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer qui préfèrerait qu’on leur parle de lève-personne, plutôt que de lève-malade, d’accueil en maison de retraite plutôt que de placement en EHPAD, de responsable de situation plutôt que de gestionnaire de cas. Car leur parente est une mère, une épouse, une tante, non pas un cas qu’il faut gérer par la mise en œuvre d’une prise en charge dans le cadre d’un dispositif de soin.

Pourtant, du point de vue de celui qui produit le message, le mot choisi est le mot le plus juste. Le terme « maison de retraite » ne dit rien du type d’hébergement dont on parle et pourrait renvoyer aussi bien à une RPA (résidence pour personnes âgées), une résidence avec service, une MARPA (Maison d’accueil rurale pour personnes âgées) et tant d’autres sigles connus de ceux qui les utilisent dans leur quotidien de travail. Le professionnel a donc besoin de stipuler qu’il parle d’un EHPAD, sous peine d’être imprécis, voire ambigu. Mais si l’on se situe du côté de la famille, il est évidemment que ce message, pourtant bien formé,  est au mieux incompréhensible et au pire, réducteur, déshumanisant et violent.

C’est là tout l’art de penser la communication professionnelle. La langue technique, de métier, s’inscrit dans l’exercice de la profession. Elle offre un lexique adapté à un contexte particulier, qui permet les nuances nécessaires à l’ouvrage quotidien. Elle fait également partie intégrante de l’uniforme professionnel, elle est l’outil à travers lequel chacun pense son métier et avec lequel il rend compte de sa spécificité (dans ma langue, on parlerait d’ethos). Alors, on en use parce qu’elle est pratique et fonctionnelle, parce qu’elle nous situe et nous positionne. Et puis parfois aussi, on en abuse au point de vider les mots de leur sens, au point que le costume d’apparat prend la place de l’uniforme et que la langue devienne de bois (une démonstration ici de l’excellent Franck Lepage).

Mais surtout, on pense rarement que la langue de métier est une langue « seconde », qui n’est pas la langue commune et, donc, révèle une autre vision du monde. Je me plais, en formation, à dire : « Le mot juste n’est pas le joli mot savant que vous dénicherez dans un dictionnaire des synonymes mais celui qui sera le mieux adapté à la situation ». Le mot juste c’est celui qui transcrit justement la pensée de celui qui énonce, en même temps qu’il permet de la transmettre justement à celui qui la reçoit.

Le professionnel est un bilingue qui s’ignore et — notamment dans les métiers d’accompagnement — il passe parfois à côté de sa mission d’interprète, au détriment des bénéficiaires et au risque de la relation.