Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Jonas Roisin - 17 octobre 2024

on l’iac (mais jamais trop) #9 : Djinns Seinabou Sonko

DJINNS – SEINABOU SONKO – Éditions GRASSET

P.170

Ekip

Le téléphone a sonné dans le salon. Je n’ai pas répondu tout de suite. Pour cela, il fallait encore que mes nouveaux djinns et moi nous mettions tous d’accord pour quitter le lit. Combien étaient-ils en tout ? Je savais pas très bien, mais une chose était sûre, le djinn qui m’habitait depuis l’enfance n’était plus à mes côtés.  J’le sentais plus, à moins que sa présence ait été noyée par celle des autres. Les nouveaux, je me réjouissais de faire leur connaissance.

L’horloge affichait 17 heures. Impossible de dire combien de temps j’avais dormi, je ne me souvenais pas de l’heure exacte à laquelle je m’étais couchée. La sonnerie du téléphone a retenti une seconde fois. Je n’avais toujours pas la force d’aller décrocher. Il a fallu qu’un de me nouveaux djinns me suggère de prendre mon temps, qu’il assumerait la responsabilité de rappeler quand tout le monde serait prêt, pour qu’enfin la pression retombe.

Quand je lui ai demandé combien on était en tout, il m’a répondu que lui-même n’avait pas encore rencontré tous les autres en moi, mais qu’a priori on devait être au moins 3. Whoah !

Sa voix, contrairement à celle de mon djinn initial, était d’une tessiture si grave qu’elle faisait penser à celle d’un homme mûr ou peut-être d’un djinn transgenre qui s’injecte régulièrement de la testostérone. Peu importe, c’était un kiff total d’être allongée dans mon lit, aussi nombreuse.

Je me réjouissais de faire la connaissance de mes nouveaux coexistants, un par un. Pour la première fois de ma vie, cette pluralité d’identité m’est apparue comme une force et non un tiraillement. En équipe on était toujours plus fort. J’allais pouvoir déléguer les tâches et les responsabilités à chacun.e afin d’optimiser l’efficacité de ma propre entreprise ! Déléguer, je l’avais déjà appris avec un seul djinn, mais le voyage dans la forêt m’avait fait passer d’une PME à une TGE promise à un méga-avenir. Va falloir revoir mon organisation, afin que chaque membre y trouve son compte, tout en conservant la responsabilité ultime de leur réussite. Déléguer, c’est prendre le risque de parier sur un collaborateur, lui faire confiance, ce n’est pas perdre le pouvoir, mais en partager une partie. Forcément, montez une entreprise d’une telle ampleur allait prendre du temps, mais j’étais prête à relever le défi. J’allais  fédérer autour d’une vision et d’un objectif commun encore à définir, faire mon entrée en politique. C’est dans cet élan d’enthousiasme que je me suis finalement décidé à rappeler celle qui ne pouvait être que mamie. Un djinn parmi les autres a émis l’idée de lui raconter ce qui se passait en nous depuis qu’on avait mangé Iboga. En présidente qui se respecte, il a fallu remettre les choses à leur place, avant qu’ils ne prennent trop la confiance. Je lui ai répondu d’un ton ferme que je prenais entièrement en charge le récit.

La voix de mamie était noyée par la multitude des bruits environnants. Au bout d’un moment mon oreille a réussi à distinguer le rythme de ses pas se dirigeant vers un endroit plus calme. Jimmy allait bien. Tous les deux étaient toujours au Gabon, mais plus pour très longtemps. Mamie n’a pas voulu me dire le jour exact de leur départ pour le Sénégal. Ça porte l’œil elle a dit, avant de me demander comment j’allais. Je lui ai tout raconté d’une traite, ma prise d’Iboga avec Chico, l’apparition, mes nouveaux djinns, comme si m’arrêter pouvait mettre fin à mon élan. Je savais que ce qu’elle allait me répondre aurait un impact sur le reste de ma vie.

Il y eut un silence.

Puis elle a dit Penda, c’est une richesse de parler deux langues, même plus, avoir des djinns ne fait pas de toi une personne malade, c’est sain, l’unité du sujet est une construction qui cloisonne, et elle a ajouté que je ne devais pas me sentir obligée de trancher sur quoi que ce soit. Elle en savait quelque chose, elle, Sénégalaise devenue paria dans sa famille au Sénégal, qui s’était recréé des racines au Gabon tout en élevant ses petites-filles en France.

Ses paroles, venant de mamie, je les attendais depuis blindé. Avant de raccrocher, elle a ajouté, il n’y a pas à se poser la question de choisir, il faut aller vers soi, rester pirate.