Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Serge Escots - 10 mars 2016

On est tous un peu addict, non ? Prévention en société addictive post-toxicomane.

La politique française des drogues, en mettant l’accent sur les drogues interdites et en voulant éradiquer les toxicos, a construit un entour sémiotique qui brouille les messages éducatifs aux jeunes qui arrivent pour faire leur jeunesse.

Aujourd’hui les comportements et discours de jeunes et les conséquences sur leur santé sont visibles et démontrent l’échec de ce type de message. Le problème n’est pas que cette politique qui semblait nécessaire dans les années 90 ait créé ce contexte mais de ne pas vouloir regarder le problème actuel avec l’acuité nécessaire.

La chaine parlementaire LCP proposait récemment Requiem for a dream de Darren Aronofsky, suivi d’un débat avec deux médecins et un parlementaire. Ça tombait bien, j’avais ce billet à faire sur les questions de prévention ! Film culte et considéré comme « dur », des analyses prétendent que sa thématique étendrait la toxicomanie aux problématiques d’addiction. Certainement. Après le film, probablement la fatigue, je n’ai pas résisté à l’ennui et je suis parti me coucher. Une question a été évoquée en début de discussion : pourrait-on faire ce film aujourd’hui en France ? Autocongratulation, nous ne sommes pas les US et un médecin qui va chercher la police parce qu’un usager de drogue vient lui demander des soins, ne fait pas partie de notre culture. Et puis, nous avons mis en place une politique de réduction des risques et les traitements de substitution, nous sommes donc dans une situation très différente. Sans doute.

Pour autant, la manière très particulière dont nous avons mis en place ces politiques au milieu des années 90 (Escots, 2014) a induit des effets délétères en même temps que des réussites incontestables. Des effets qui n’intéressent pas grand monde aujourd’hui. Des effets difficiles à percevoir, car relevant de la complexité du monde sémiotique dans lequel nous vivons.

Le problème ne réside pas dans le fait qu’une politique produise des effets positifs et induise de nouveaux problèmes, c’est toujours le cas. Le problème, c’est de ne pas regarder en face la nouvelle situation engendrée par ces politiques. Le petit univers agité de ceux qui s’occupaient des toxicomanes dans les années 80/90 s’est assoupi dans le confort mœlleux des addictions.

Pour preuve, l’Association Française de Réduction des Risques met la clef sous la porte, sans que ça ne fasse grand bruit. Profitons de l’occasion pour saluer la contribution de cette association au débat politique ainsi qu’au soutien des acteurs de la prévention et de la réduction des risques. Sa disparition laisse un vide dans le paysage, mais une partie de son travail reste disponible en ligne.

Le nouveau site AFR est ici.

La ligne de l’AFR : « changeons la politique des drogues » sera-t-elle soutenue avec la même détermination par ceux à qui il revient désormais de continuer de porter le flambeau ? Souhaitons-le, car les générations d’adolescents et de jeunes adultes qui arrivent et font leur jeunesse dans le monde « no toxico : tous addicts ! » ne perçoivent pas clairement où sont les risques et les dommages possibles.

Mes patient-e-s m’apprennent beaucoup. Le parcours de l’un d’eux est exemplaire en ce qu’il révèle la singularité d’une histoire et la spécificité de notre contexte socio-historique. De bonnes raisons familiales et personnelles pour s’engager à l’adolescence dans la fête avec les potes, puis en grandissant les contextes festifs élargissent les possibilités : Xta, coke, LSD viennent s’ajouter au trio de base tabac, alcool, cannabis. Chaque produit a sa propre phénoménologie. La coke a des propriétés spécifiques : psychopharmacologiques, socioculturelles et d’organisation économique, qui en font une redoutable amie. Mais surtout, la coke marche main dans la main avec l’alcool dans un duo infernal qui renforce et potentialise chacune des logiques de ces deux drôles d’amis. Moins speed grâce à la « tise » (alcool), tu peux t’envoyer des quantités d’alcool qui humilieraient n’importe quel polonais ou russe de légende. Avec la coke, « même pas bourré ! ». Certes, c’est vrai pour ce qui en est de ton impression, de ce que tu ressens, du sentiment d’ivresse éprouvé, tu as l’illusion de ne pas être ivre, mais qu’en pense ton foie ? Cet organe assez silencieux dans l’ensemble mais qui, lorsqu’il se rappelle à ton souvenir, c’est que la situation est déjà grave. Pendant que tu fais la fête, lui doit encaisser plusieurs fois par semaine des quantités d’alcool qui dépassent dans des proportions alarmantes ses capacités biologiques.

Combien de temps faut-il pour faire un foie gras chez un jeune homme ou une jeune femme qui juste fait la fête, avec les normes de consommations d’alcool en vigueur dans son environnement culturel festif ? À raison de deux ou trois fois par semaine, au moins une quarantaine de fois par an ? Faut-il cinq ans ? Dix ans ? Pour ce patient, il a fallu dix ans avant de s’entendre dire devant les résultats de ses bilans hépatiques : « Vous avez un foie gras, c’est pas grave, mais il va falloir prendre des mesures ». Ce patient-là a de la chance, il réfléchit sur ses choix de vie, son histoire, ses traumas, ses relations, etc. depuis déjà plusieurs mois. Au moment où il prend connaissance de la réalité de sa situation médicale, il a déjà considérablement modifié sa façon de vivre et ses consommations. Il a accepté de regarder les choses en face et de prendre en main sa santé. Mais alcool et cocaïne sont des amis dont il n’est pas facile de desserrer l’emprise. Il connait désormais sa situation et il va pouvoir faire des choix et agir sur sa vie. Mais combien de jeunes « canards » et « oies » sont en train de se détruire le foie dans le silence bruyant de l’éclate festive ? Combien auront la mauvaise surprise dans quelques années de découvrir une situation hépatique pas très sympathique ?

L’OFDT nous apprend grâce à l’enquête ESCAPAD qui porte sur les jeunes de 17 ans qu’en 2014 l’alcool demeure de très loin la substance psychoactive la plus consommée au cours des 30 derniers jours [1]. Près de la moitié des jeunes (48,8 %) disent avoir bu plus de cinq verres en une seule occasion au cours des trente derniers jours, 3 % déclarant l’avoir fait au moins 10 fois. Ce comportement d’alcoolisation est clairement supérieur au seuil de références couramment usitées au plan international [2].

Même si la réalité est bien plus complexe que la réduction que je vais lui faire subir, afin de se faire une idée de la situation actuelle, il n’est pas totalement déraisonnable de faire l’hypothèse suivante : les « canards » et les « oies » se trouvent potentiellement parmi les 4,7 % de garçons et 1,3 % de filles qui ont déclaré avoir eu ce comportement au moins dix fois dans les trente derniers jours. D’après l’INSEE, cette tranche d’âge représente au premier janvier 2016, 6,1 % de la population française soit 4 044 300. Conscient de la globalisation avec laquelle je vais manipuler les chiffres, je poursuis. À en croire l’OFDT, ce serait 3 % de cette tranche d’âge qui, si elle maintenait ce comportement d’alcoolisation pendant un « certain temps » (dirait Fernand Reynaud), pourrait bien se réveiller un jour avec un diagnostic hépatique morbide à s’en mordre les dents. Ça fait quand même 121 329 personnes. Et comme ce comportement ne s’arrête pas à cette classe d’âge, les effectifs concernés sont donc bien plus importants.

Parmi ces consommateurs, on peut entendre des propos comme : « Non, mais pour moi et mes potes, l’alcool c’est le truc le moins grave, le plus basic par rapport aux autres prods qu’on s’envoie et qui sont bien plus balèzes ». En mettant l’accent sur les drogues, les « vraies », les « dures » comme l’héroïne et pour lesquelles il fallait mettre en œuvre une politique de grande envergure (à cause du SIDA), puis en menant ces dernières années une guerre aux consommateurs de cannabis, les messages de prévention se sont brouillés donnant à penser à plusieurs générations que la picole : « c’est rien », « c’est normal », « ce qui craint, c’est ce qui est interdit ». Pour le cannabis le message n’est guère crédible dans l’environnement européen et mondialisé qui est le leur. Reste qu’ils pensent que dans ces histoires, le vrai problème c’est d’être toxicomane et que le toxicomane, c’est pas eux. Sur ce dernier point, ils ont raison. Par conséquent, ils croient qu’ils peuvent sans trop de souci « se mettre la tête » régulièrement… du moment qu’ils ne prennent pas le volant [3] :

« Faut bien s’lâcher pour faire la fête. Et puis lâche l’affaire avec tes histoires d’addiction, on est tous un peu addict, non ? ».

 


1 Huit jeunes de cet âge sur dix (67,6 % des filles et 76,2 % des garçons) déclarent au moins un usage au cours de cette période. Trois fois plus de garçons que de jeunes filles (17,5 % contre 6,8 %) déclarent un usage régulier : dix consommations au cours du dernier mois. Un jeune de 17 ans sur onze (9 %) déclare avoir été ivre au moins dix fois dans l’année précédent l’enquête.

2 21 verres par semaine pour les hommes et pas plus de 5 verres en une seule occasion et 14 verres par semaine pour les femmes et pas plus de 4 verres en une seule occasion.

3 Cible principale des messages de prévention concernant les consommations d’alcool chez les jeunes.