Bernard Garaut - 21 octobre 2024
Les récits multiples entendus, partagés, générés, l’effet sur mon propre chaos de ce Dit tumultueux d’un autre,
la douloureuse beauté de leur langue singulière et le télescopage quasi permanent de nos imaginaires…
Le trouble éprouvé alors …quels recours !
La littérature, dans toutes ses formes et contenus, l’écriture, et surtout la poésie
le sont devenus.
D’abord sans le savoir.
Jusqu’à ce qu’alors je le décide.
Croiser dans un même élan,
les récits de vie,
les temps d’existence partagé-e-s
la poésie,
et l’élaboration avec tous les modes que m offraient tous ces éléments.
Tenter chaque fois de faire de l’inextricable, de l’incompréhensible, une façon
d’Etre ensemble. Là. Dans l’existence.
« …Humaniser la folie,
Désaliéner les lieux de soins… » claironnait François Tosquelles !
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Y.
«Il est là, enfantin et déjà blasé…»
Je trouve cette phrase, incipit d’un polar que
j’attaque.
Et ne peux en continuer la lecture.
Le visage de Y. s’interpose.
Et il est là, enfantin et déjà blasé,
assis du bout des fesses sur une chaise, légèrement
penché en avant, se tient les mains, puis les agite, me
regarde et me parle.
Depuis de nombreux mois nous nous
rencontrons, sur rendez-vous, à sa demande.
Durant ces nombreux mois, il est accueilli dans
l’établissement d’accueil, un appart, un éducateur à
ses basques avec qui il dit avoir trouvé un peu
d’équilibre, et ces moments de rencontre avec
moi. Cadre de direction.
Il est là, enfantin et déjà blasé,
27 ans.
Il est futé le bougre. Il pige vite ce qui déraille, a
déraillé, et l’empêche de retrouver, de trouver plutôt
tout simplement sa voie.
Faut dire qu’il « coche toutes les cases (je cite) :
voyous, arabe, vient des quartiers, sort de prison,
toxicomane, dealer. Peut être même que j’ai tué
quelqu’un…. (je cite toujours!). Dira-t-il un jour. »
Et ce souvenir, dans l’absence de certitudes, le fait
s’effondrer.
Il est là, enfantin et blasé,
et maintenant qu’il parle ,et s’adresse, la souffrance
l’étreint.
Il dit que ça fait mal de parler, savoir, découvrir sans
en trouver le sens, si ce n’est de s’alléger. (je cite.)
Surtout que le danger majeur serait que sa mère
découvre ce qu’il dit, dévoile!!!
Vous comptez le lui dire?
Non mais elle sait tout. Je suis l’enfant du malheur.
Mon père me l’a dit, c’est à cause de cet épi,
là ,dans les cheveux.
Il est là, enfantin et blasé,
moi je vacille, quoi lui dire sans lui répondre!…
Quelques fois bien démuni devant son abattement.
Il m’a déjà posé de multiples questions sur les
livres dans mon bureau:
littérature, poésie, géographie, lectures
professionnelles…
Je lui propose de prêter «Le requiem des
innocents» de Louis Calaferte.
À son tour le voilà démuni, ému.
J’ai jamais lu un livre.
Démerdez-vous. On verra au prochain rendez-vous.
Y. reviens le lendemain matin.
Je suis appelé « d’urgence » à l’accueil :
Y. est là, effondré, il est très agité…
Il est là, enfantin et blasé,
sourit, bien calé sur sa chaise, le livre dévoré dans
la nuit entre les mains.
Il y a de la lumière chez lui ce matin-là.
Mais alors, y a pas que les arabes qu’on déteste et
qu’on accuse et qu’on met en prison.
Les italiens à cette époque aussi étaient attaqués.
C était aussi du racisme.
Son compte rendu du livre lu aurait provoqué chez
quelques critiques littéraire une pointe d’envie.
Après avoir rencontré la lecture, et tout les champs
ouverts alors, l’écriture est venue le tanner…
Et pourquoi j’écrirais pas moi aussi toute ma merde?
À condition que vous me le gardiez ici… pour ne pas que ma mère le lise.
Il est là, enfantin et moins blasé.
Quelques mois après.
Pas si enfantin que ça.
Debout devant sa chaise .
Deux cents pages manuscrites mettant en récit et
en forme coup de poing une partie de sa vie, une
tentative de compréhension, d’appréhension.
L’émotion est grande, muette, la gratitude dans son
regard, ses mots.
« Cet universel de la recherche d’une
consolation! » m’écrit une amie.
Et un cadeau pour moi.
« il faut que je vous avoue quelque chose que
je fais, mais j’ai honte.
La nuit dans ma piaule, j’ai peur du noir, je laisse
la lumière allumée, et la télé.
Comme j’ai pas de doudou je me serre contre
mon oreiller et je me balance en me cognant
doucement contre le mur.
Des fois je m’endors… »
« Notre besoin de consolation est
impossible à rassasier »
écrit Stig Dagerman.
Peut être!
Hors des protocoles des dispositifs ,user de la
multiplicité de nos attentions, de nos outils, et qu’il
appartienne à chacun et chacune des personnes
rencontrées de se saisir alors, d’ouvrir eux-mêmes
leurs espaces salvateurs.
À chacun d’utiliser le bon outil de son couteau
Suisse dit joliment un ami.
«N’importe.
Poursuivre selon mon exigence intérieure.
Si je me trompe, me tromper dans cette conformité à moi-même.»
Louis Calaferte
B.G.