Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Serge Escots - 7 décembre 2009

Lévi-Strauss est mort ?

Celui qui a fondé l’anthropologie contemporaine est mort le mois dernier. Pourquoi faire un billet, alors qu’il y a déjà tant de choses à écrire et pas assez de temps ? Et tant de choses superbement écrites qui paraissent et paraîtront pour louer l’homme et son œuvre. Écrire pourrait être vain, au vu de l’hommage que, déjà l’an passé, la célébration de son centenaire avait permis, et de celui que légitimement on lui rend aujourd’hui…

Pour autant, il me semble important de dire que sa pensée peut concrètement nourrir celle d’un anthropologue qui s’intéresse à l’homme à partir de fragments ethnographiques de la société dans laquelle il vit. Je suis arrivé assez récemment dans l’apprentissage de cette discipline (au milieu des années 90), à une époque où les attaques contre le structuralisme avaient déjà été vives et nombreuses.

Avoir un intérêt pour Lévi-Strauss peut faire ressentir un certain décalage avec des confrères jeunes ou moins jeunes. Parfois, l’appui que j’essaie de prendre sur l’approche structurale provoque de la perplexité, voire de l’ironie et même la critique radicale que l’on adresse à celui que l’on pense en état d’erreur fondamentale. Je n’avais pas mesuré,que le structuralisme avait été rangé par certains dans la catégorie des idéologies obsolètes, le genre d’impasse intellectuelle qui ne conduirait qu’à produire des connaissances fausses ou inutiles. Car il faut le dire, Lévi-Strauss ne jouit pas toujours, dans les couloirs de la discipline, de l’aura que l’hommage médiatique pourrait laisser croire.

Un jour, un jeune collègue auprès de qui je sollicitais l’indulgence quant à mon penchant pour la pensée structurale de l’ethnologue me répondit : « au moins, toi, tu l’as lu ! » (je ne lui ai pas dit que comme tant d’autres je ne l’avais pas lu intégralement !).

Une autre fois, alors que je soutenais maladroitement qu’une anthropologie des structures sémiotiques ouverte par la formule canonique du mythe pouvait être une voie méthodologique pour comprendre des phénomènes sociaux contemporains, on me demanda si réellement la pensée de Lévi-Strauss pouvait présenter encore un intérêt aujourd’hui.

Bien évidemment, cette situation résulte de logiques multiples qui tiennent à la fois à l’œuvre foisonnante et complexe elle-même, dont certains éléments entrent parfois dans d’apparentes contradictions ; ou à des faiblesses méthodologiques que ces détracteurs ne se sont pas privés d’exploiter ; mais aussi à la sociologie des carrières académiques et de leurs enjeux.

Lévi-Strauss a pu donner à penser que la méthode qu’il indique n’est pas adaptée aux mondes modernes et même que toute comparaison entre sociétés dites traditionnelles et modernes est par essence impossible. Alors que dans d’autres écrits, il a montré que l’ethnologie peut rendre de loyaux services aux sciences sociales contemporaines y compris dans des domaines appliqués.

Par ailleurs, l’entreprise de déconstruction des systèmes idéologiques à vocation totalisante pense avoir réglé définitivement son compte aux prétentions scientifiques de l’anthropologie structurale. Or, l’idéologie structuraliste est une chose, la méthode structurale en anthropologie une autre. On oublie souvent que le structuralisme envisagé comme mouvement idéologique est une construction sociale qui assemble malgré eux des auteurs hétéroclites. Alors que la méthode structurale comme moyen possible d’analyse de phénomènes sociaux complexes reste une voie de déchiffrement fructueuse, y compris pour des systèmes sociaux contemporains.

Quant aux rapports des sciences sociales aux sciences naturelles auxquelles Lévi-Strauss portait un grand intérêt (Anthropologie structurale II, Agora pocket, 1996, pp 339-364), il y a deux fils d’Ariane possibles à suivre à partir de l’œuvre de l’ethnologue. Le fil cognitiviste de la « Pensée sauvage » et celui de la sémiotique des « Mythologiques », et plus précisément de la formule canonique du mythe (Scubla L., Lire Lévi-Strauss, Odile Jacob, 1998). L’enjeu du choix n’est pas mince, il s’agit de maintenir la possibilité d’une anthropologie articulable aux sciences naturelles en préservant les acquits des travaux passés.

Lucide sur l’exigence que requiert le statut de science, Lévi-Strauss rêvait que l’anthropologie se réveille un jour au panthéon des sciences naturelles. Mais il serait regrettable que ce rêve se réalise dans la dissolution de la discipline dans la psychologie cognitive. C’est la voie suggérée par certains (Sperber D., La contagion des idées, Odile Jacob, 1996). Dans cette perspective, l’avenir de l’anthropologie, critiquée, déconstruite, serait confié au destin de la psychologie cognitive couplée à une sorte d’épidémiologie d’entités mentales plus ou moins définies. Il existe une autre voie, et personne à ce jour n’a définitivement démontré qu’elle soit stérile.

Dans ces conditions, poursuivre sur cette voie ne me semble pas totalement irraisonnable d’autant que, chemin faisant, on y fait quelques trouvailles utiles.