Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Lola Devolder - 30 novembre 2016

La fraternité est-elle condamnée à la ringardise ?

image: Dessine-moi une démocratie — Mesnager (2008).

Dans les réflexions collectives ou formations sur les questions de laïcité, il est difficile d’aborder la notion de fraternité sans provoquer désintérêt, ricanements ou soupirs. La fraternité raisonne comme une trace surannée des confréries masculines, ou bien comme l’élément de langage du marketing politique de Ségolène Royal en 2008, voire comme le gimmick niais de ceux qui voient le monde comme une bulle bienveillante, peuplée de licornes et ornée d’arcs-en-ciel.

La fraternité est aujourd’hui le parent pauvre de la devise républicaine. On revendique haut et fort la liberté pour chacun-e et l’égalité pour tous-tes, mais la fraternité est tombée au bas du frontispice.

Un rapide coup d’œil dans le dictionnaire (le Petit Robert) pourrait venir nous éclairer sur les raisons de la disqualification dont le mot — et la notion — est l’objet ; et comprendre celles pour lesquelles il faudrait sauver le soldat fraternité.

Fraternité : nom féminin

  1. (Rare) Parenté entre frères et sœurs.
  2. Lien existant entre les hommes considérés comme membres de la famille humaine ; sentiment profond de ce lien. => charité, solidarité.
  3. Lien particulier établissant des rapports fraternels. => camaraderie, confraternité, amitié, entente.
  4. Nom de certaines communautés religieuses.

On retrouve bien en 4) une connotation religieuse qui peut être source d’ambiguïté, alors même que le contexte actuel d’emploi du mot fraternité est celui de la laïcité. Autrement dit, comment expliquer que la fraternité est une notion essentielle de la laïcité en acte, alors que le terme lui–même évoque les relations dans le champ du religieux. Il peut y avoir là matière à une certaine réserve. Ceci dit, sans vouloir semer davantage la confusion, le mot « laïque » connait également cet équivocité ; peut-être y reviendrons-nous dans un billet ultérieur.

Une autre critique pourrait porter sur la sexuation du vocabulaire : l’emploi du masculin « les hommes », « les frères », alors même que l’on réfère à l’ensemble de l’humanité. C’est toujours dérangeant — pour ne pas dire affligeant — que la moitié de l’humanité soit exclue par une formule (étymologiquement) masculine.

Non, la femme peut ne pas se sentir dignement représentée par l’homme qui la cache. Et l’alternative par le terme de « sororité » ne ferait que renverser le problème. Il y a bien « adelphité », néologisme construit sur une racine grecque neutre, pour l’heure peu répandu, mais qui n’attend que ça.

À condition que l’on n’oublie pas les trois sèmes importants composant le terme « fraternité ».

Le premier est la réciprocité : la relation fraternelle implique nécessairement l’autre. Si je suis ta sœur, alors tu es mon frère. Ce n’est pas le cas de la camaraderie, de la main tendue ou de la solidarité ; j’ose espérer que les migrant-es, desquel-les je me sens solidaire, n’ont pas grand-chose à faire de ma (très satisfaisante) condition.

Le second est le « commun » : la fraternité présuppose une famille comme entité, qu’elle soit nucléaire ou humaine. Cette entité commune, dans l’esprit des révolutionnaires, c’est la République. Sa fonction est de combler le vide laissé par le religieux afin de « relier » une société d’individus. Alors bien sûr, dans ces temps de mutations où les institutions déclinent et sont décrédibilisées, le « commun » se délite. Après avoir éculé le terme de « vivre ensemble », on est passé à celui de « vivre avec » ou encore « coexister », comme autant de symptômes de cette atomisation du corps social, ou chaque élément tolère l’existence de l’autre sans y être aucunement lié. Et c’est alors le point de tension sociale que l’on vit aujourd’hui : redouter le communautarisme (dans l’emploi qui en est fait en français) et pour autant laisser la fraternité tomber en désuétude, c’est-à-dire ne pas reconnaitre de lien d’appartenance commune. Comme une famille, toute recomposée qu’elle soit, qui ne se préoccuperait pas de faire famille, mais simplement de vivre en colocation.

Le troisième sème fondamental dans ce terme de fraternité, c’est la dimension du sentiment qu’il suppose. Le sentiment de fraternité c’est un lien, une empreinte mnésique dirait Serge Escots. La fraternité donc ne se décrète pas, elle s’éprouve. « La fraternité est une valeur qui relève en fait de la liaison de soi-même avec l’intérêt général, c’est-à-dire profondément du civisme. Là où dépérit l’esprit citoyen, là où l’on cesse de se sentir responsable et solidaire d’autrui, la fraternité disparaît » propose Edgar Morin. Et quand le lien n’est pas évident, il faut donc en prendre soin, le construire, l’élaborer, le protéger et l’incarner par et dans les relations. Agir dans un esprit de fraternité, c’est donc agir avec l’idée de ce lien à l’autre. Œuvrer pour la fraternité, c’est travailler la cohésion sociale.

La fraternité n’est ni de l’ordre de la camaraderie virile ni de celui des babascools gnangnan. C’est un effort collectif à penser et mettre en acte, quel que soit le terme qu’on utilise (« adelphité » me semble décidément de plus en plus approprié, même s’il demande une pincée de pédagogie).

Car extraire un élément du triptyque, c’est comme dessiner un triangle avec seulement deux côtés… ça ne marche pas. La liberté sans la fraternité, c’est l’exercice de la loi du plus fort (je suis libre de faire ce que je veux). L’égalité entre tous et toutes est un rempart contre l’outrance libéraliste puisque chacun-e peut exercer les mêmes droits (j’ai moi aussi le droit d’être libre de faire ce que je veux), mais n’implique aucune attention à l’autre, une simple tolérance. La fraternité, quant à elle, donne le cap, la cohérence : la vie paisible en société, ce que d’aucuns appellent l’humanisation.