Actualités de l'institut d'anthropologie clinique

Serge Escots - 6 février 2012

Élection présidentielle, style de gouvernement et enjeux démocratiques : l’exemple récent de Mr Guéant à propos de notre civilisation.

J’entends parfois dans l’espace médiatique (lieu dominant actuel du débat public), que le débat de l’élection présidentielle devrait quitter la médiocrité des attaques personnelles pour rejoindre l’univers plus élevé des enjeux politiques, où se situeraient les questions essentielles. C’est probablement ce que M. Guéant a voulu faire en introduisant dans le débat un clivage droite/gauche à propos des questions de civilisation. Cette élévation vertigineuse et soudaine du débat politique de la part d’un homme qui nous avait habitués à de plus prosaïques ambitions dans l’exercice de sa fonction ministérielle surprend et induit quelques suspicions à l’endroit de ses intentions véritables.

Cet aspect du problème de l’intervention du ministre fait l’essentiel des réactions indignées, nul besoin d’y ajouter de nouveaux commentaires.

S’il est indispensable, pour traiter de problèmes cruciaux, de s’éloigner des problèmes touchant à la personnalité des candidats, pour autant, ces aspects du débat ne sont pas négligeables concernant la fonction présidentielle : confier la plus haute responsabilité de l’État mérite que l’on regarde à deux fois à qui l’on a affaire. À ne pas être trop regardant, l’histoire récente semble montrer qu’elle a réservé quelques sévères déconvenues à un certain nombre d’électeurs.

Ce ne serait rien, si la personnalité d’un président n’avait que peu d’impact sur la forme de gouvernement, sur le rapport au pouvoir et sur les formes que prennent les discours dans l’espace public. Nous reviendrons dans un instant sur le problème de l’égalité ou non des civilisations, mais d’un point de vue des conséquences de l’exercice du pouvoir, les différentes formes de personnalités ne se valent pas.

Le rapport aux objets qui donnent de la satisfaction, le rapport au savoir, la façon de traiter l’autre, et la place que l’on réserve à la vérité dans la perception de la réalité, vérité envisagée ici comme un énoncé à la fois conforme aux faits et résultat d’un raisonnement rigoureux, sont des éléments de la personnalité qui vont être déterminants dans l’exercice du pouvoir et ses conséquences sur les relations sociales au sein de la société. Laissons de côté le rapport de l’actuel président à l’exhibition de l’argent et de l’intime, rapport à l’argent et aux objets qu’il procure ; laissons également la place peu enviable en laquelle il tient les intellectuels ; laissons encore la façon de s’adresser à l’autre lorsque celui-ci ne lui semble pas faire partie de son camp, et intéressons-nous juste à cette manière très particulière avec laquelle l’État traite les données qui servent à son gouvernement.

Il semble que le pouvoir en place fonctionne comme si la mise en chiffre de la réalité au travers de statistiques diverses soit simplement destinée à toujours le valider. La devise de ce gouvernement semble dire ceci : « Si les chiffres semblent aller dans le sens de notre validation utilisons-les comme “preuves” qu’il convient de diffuser le plus massivement possible, si ce n’est pas le cas, falsifions-les. »

Or la fonction première de la description de la réalité n’est pas de valider un pouvoir en place, mais de poser les fondements qui vont orienter l’action publique. Quelle politique publique est pensable à partir d’une réalité décrite sur la base d’un désir de confirmation de soi et non du résultat des outils scientifiques mis à disposition de la société pour se gouverner démocratiquement ? L’intellectuel, le scientifique, l’acteur de terrain, l’expert apportant des descriptions ou des préconisations qui n’iraient pas dans le sens du pouvoir, pas seulement de l’idéologie du pouvoir, mais surtout de la consolidation de sa légitimité, se voit rejeté hors du champ de la réalité politique. Différents exemples pris dans le champ économique (déficit budgétaire, crise), social (chômage, délinquance, criminalité), mœurs (« drogues », familles, éducation, justice, santé mentale), montrent à quel point la communication comme priorité gouvernementale implique de fait la falsification de la réalité.

Un monde complexe apporte forcément des « mauvaises nouvelles » qui ne font pas bon ménage avec la volonté de communiquer sur l’action comme fondement de sa légitimité. Le peuple prompt à simplifier pourrait associer la mauvaise nouvelle à l’action gouvernementale. « Si le peuple pense mal, changeons de peuple », se moquait Brecht, ce qui devient dans ce type de régime présidentiel : « Si la réalité des experts ne légitime pas le pouvoir, changeons la réalité et délégitimons les experts ». Ce rapport particulier que le pouvoir actuel noue avec le monde de la pensée est un effet de la personnalité présidentielle combiné au développement du populisme. Le succès du populisme tient dans la simplification rassurante qu’il opère par l’illusion de contrôle qu’il procure dans un réel incertain et inquiétant.

Rappelons, que la droite historiquement n’a pas toujours eu le même type de rapport avec les intellectuels que celui que le pouvoir en place entretient aujourd’hui. En d’autre temps, la pensée était valorisée en soi pour son exercice même et ce qu’elle apporte à une société. Aujourd’hui, son exercice est tenu pour dangereux et serait considéré en partie responsable des maux qui nous accablent. Si pour faire du pain, il faut des ingrédients, une certaine procédure de manipulation pour obtenir un mélange, une température de four, un taux d’hygrométrie, un temps de cuisson et que l’on considère que tous ces paramètres sont trop complexes, qu’il y en a trop, et par conséquent que nous allons en considérer juste un ou deux pour simplifier… aucun boulanger sérieux ne peut souscrire à cette démarche sauf à risquer la faillite. Mais l’action politique dans une société mass-médiatique se juge plus à l’image qu’elle se donne et diffuse largement, que sur ses résultats concrets.

Cette introduction m’apparaissait nécessaire pour replacer l’enjeu de l’intervention de Mr Guéant. Pourquoi ? Parce qu’en évoquant « l’idéologie relativiste de gauche », il convoque les penseurs du relativisme culturel. Par conséquent, ceux qui en sont les héritiers peuvent se sentir concernés par cette discussion. Mr Guéant réaffirme ici un clivage entre ce « nous » qui invoque la majorité présidentielle et les autres, ces intellectuels du relativisme des civilisations.

À quoi peut donc s’opposer le relativisme des cultures ? À une hiérarchie des cultures organisée selon Mr Guéant par un critère de progrès. Des civilisations seraient plus avancées que d’autres selon les valeurs qu’elles produiraient et qui les organisent. À première vue, ce postulat clair et simple à comprendre, pourrait apparaître séduisant à ceux qui le perçoivent comme relevant du bons sens et de l’évidence. Pourtant à l’examen, il pose plusieurs problèmes. Établir des hiérarchies à partir de valeurs suppose d’avoir un étalon universel. Or, la valeur d’une chose n’existe qu’en relation à une autre. La valeur d’une monnaie se définit dans un système monétaire. Le système métrique suppose d’avoir dans un endroit sûr un objet qui m’assure une référence stable et qui vaut pour tous en tout temps et tous lieux. Dans le cas des civilisations, où se trouve cette référence ultime et absolue susceptible de nous fournir l’étalon de la mesure ? Mais, m’objecterait probablement Mr Guéant, dans notre civilisation même ! Comment pourriez-vous en douter une seconde sans glisser ostensiblement dans le camp des fossoyeurs de notre civilisation millénaire ? Car la rhétorique de notre ministre est celle de la menace et de la protection, et en pareilles circonstances, le doute est faiblesse. Il ne faut pas mollir devant la menace, il faut être fort, fort de ses certitudes.

Comme J. Edgar Hoover l’était en fondant le FBI pour lutter contre l’ennemi intérieur, bolchévique, mafieux ou criminel, sans humanité, tous mis dans le même sac de la menace des honnêtes gens et du pays. Cette force nécessaire face à la menace de l’ennemi intérieur est parfaitement rendue dans le film d’Eastwood qui retrace l’histoire du FBI, montrant l’intrication des combats que mène ce « Héros américain » contre le « mal », à la fois avec lui-même (homosexualité interdite par une mère puritaine dont il est sous l’emprise) et avec la criminalité. Prendre connaissance de la rhétorique de cette droite américaine que déploie le réalisateur dans le film présente un intérêt à ce moment de notre débat politique.

Il n’en reste pas moins que la raison implique de résoudre cette aporie : avec quoi puis-je mesurer une supériorité sans avoir un point de départ, un degré zéro ? C’est comme si on voulait faire un classement entre des compétiteurs en étant soi-même un des concurrents : celui qui fixe les critères comme ça l’arrange. Personne ne voudrait raisonnablement participer à une telle compétition.

Mais bon, passons sur la dimension logique de l’affaire, regardons après tout les quelques critères que notre champion en civilisation nous propose. Humanité, égalité, liberté, fraternité, qui s’opposent ici à tyrannie, domination masculine, « haine sociale ou ethnique », selon les mots même de notre ministre. Suivre Mr Guéant dans son raisonnement implique que nous acceptions que notre civilisation soit pourvue de ces valeurs et que celles-ci soient les organisatrices de notre société. J’imagine que Mr Guéant pose ces valeurs comme des idéaux abstraits et non des organisateurs concrets de nos pratiques. Sinon, comment pourrait-il imaginer que notre civilisation (d’ailleurs qu’englobe-t-il dans cet ensemble : la France, l’Europe, l’Occident ? Et d’un point de vue historique, l’antiquité Gréco-romaine ? La chrétienté ? La France depuis 1789 ?) soit aussi parfaite dans sa réalité ? Faisons grâce à notre ministre de ces questions tatillonnes qui n’ont pas lieu d’obscurcir le débat dans une période si critique de notre histoire.

Soit. Incarnant les valeurs d’humanité, d’égalité et de fraternité, l’inquisition, les invasions coloniales ? L’esclavage ? La Shoah ? Hiroshima et Nagasaki ? La pauvreté, l’exclusion, la famine ? Et l’indignation légitime quant à la minorité des femmes à laquelle Mr Guéant semble si attachée : comment conçoit-il que notre civilisation si avancée ait permis que le droit de vote de cette minorité ait dû attendre 1945 ? Que la puissance paternelle s’exerce jusqu’en 1970 ? Que l’égalité sociale des hommes et des femmes soit loin d’exister réellement dans de nombreux domaines de la vie sociale ?

Ce serait juste comique que ce soit Mr Guéant qui lance pareille controverse en invoquant les « Valeurs » de notre civilisation, s’il n’y avait finalement dans cette « bouffonnerie » (au sens que le sociologue Goffman donnait au « bouffon », celui qui se caricature lui-même), un signe supplémentaire du rapport que ce gouvernement entretient avec la démocratie : le mépris. Mépris de l’histoire, des valeurs elles-mêmes et de la vérité, sans lesquelles le fonctionnement démocratique se corrompt.

Ces rappels de l’histoire ne sont pas là pour susciter le sanglot de l’homme occidental, car je ne me sens pas coupable des choix de certains de mes ancêtres ; et la question de savoir ce que j’aurais fait à leur place n’a pas de sens : on appartient à son époque. En revanche, ces rappels enjoignent à plus de prudence quant à donner des leçons de civilisation aux autres. Ils ne sont pas là non plus pour mettre en question ces valeurs qui sont aussi les miennes. Mais la conviction juste que l’on porte à ses valeurs ne justifie pas que l’on s’arroge le droit de se proclamer au sommet des civilisations, en place de mesure de toute chose. La conviction devrait plutôt inciter au respect et au dialogue.

Lévi-Strauss qui se définissait en 1986 dans un interview à l’Express comme un vieil anarchiste de droite, fidèle à Marx après avoir eu dans sa jeunesse un engagement au parti socialiste, a écrit des pages décisives et d’une actualité sidérante pour le débat actuel dans un court opuscule datant de 1952 intitulé « Race et Histoire ».

Beaucoup de choses essentielles y sont dites :

« Quand on cherche à caractériser les races biologiques par des propriétés particulières, on s’écarte autant de la vérité scientifique en les définissant de façon positive que négative ». Pour Gobineau, père des théories racistes modernes, le problème n’est pas tant l’inégalité des races que la perte de la suprématie de la race blanche dans le métissage, rappelle le fondateur du structuralisme. Il rappelle aussi l’immense diversité culturelle au regard de celle plus faible de phénotypes humains, et l’ethnologie nous apprend que la diversité des cultures ne peut se penser que dans les relations qu’elles tissent entre elles.

Déjà à cette époque, Lévi-Strauss attire notre attention sur la tendance naturelle à l’ethnocentrisme qui pousse chacun « à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. » « Habitudes de sauvages […] », « […] pas de chez nous », autant de jugements qui condamnent ces manières de vivre qui nous sont étrangères. Si le barbare est celui qui ne participe pas à la (notre) culture, le « sauvage » est celui qui vient « de la forêt », c’est-à-dire celui qui « évoque un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine ». Pour Lévi-Strauss, « on préfère rejeter hors de la culture tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit ».

La notion d’humanité chère à Mr Guéant, englobant « sans distinction de race ou de civilisation toute les formes de l’espèce humaine est d’apparition tardive et d’expansion limitée. […] l’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village […] ». Pour montrer le relativisme culturel et à quel point chaque culture à partir de son point de vue sur le monde expérimente l’autre pour déterminer son degré de similarité, Lévi-Strauss raconte cette savoureuse anecdote, baroque et tragique à la fois, sur le contact culturel entre les espagnols et les indiens caraïbes dans les Grandes Antilles. Pendant que les espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour savoir si les indigènes avaient ou non une âme, ceux-ci « s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction. »

Et de conclure qu’en matière d’inégalités de civilisation (ou cela revient au même, en établissant des supériorités et des infériorités dans les cultures humaines), en considérant ceux qui apparaissent « comme les plus sauvages ou barbares de ces représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie ».

Ainsi, le progrès qui caractérise selon Mr Guéant notre civilisation, n’est pour Lévi-Strauss « que le maximum de progrès dans un sens prédéterminé par le goût de chacun ». En réalité, la dette de notre civilisation aux autres cultures est incommensurable et inextricable, si d’aventure, comme on pourrait le penser de façon superficielle, l’humanité se dirigeait vers une civilisation mondiale, elle « ne saurait être autre chose que la coalition mondiale, de cultures préservant chacune son originalité ».